La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Une "Kàtia Kabanovà" sensible et universelle à l'Opéra de Rennes

Jusqu'au 11 février 2018, l'Opéra de Rennes met à l'affiche pour la première fois "Kàtia Kabanovà", l'un des plus bels opéras de Leos Janàcek. Avec les artistes de l'Opéra-Ballet de Ljubljana et dans une superbe mise en scène de Franck van Laecke, le chef-d'œuvre du compositeur tchèque prend la dimension d'une parabole universelle sur la psyché féminine opprimée.



© DR.
© DR.
Après "Jenùfa" créé en 1904 - que l'Opéra de Rennes a présenté en 2011 - Léos Janàcek compose "Kàtia Kabanovà" entre 1918 et 1921, un opéra magistral dont Vincence Cervinka écrit le livret d'après un roman d'A. Ostrovski. Depuis 1917, date de sa rencontre avec la jeune Kamila Stösslovà, le compositeur vient d'entamer la décade la plus prolifique de son œuvre, celle des chefs-d’œuvre. Avec "Kàtia Kobanovà" - ce drame familial étouffant où s'affrontent la vie, l'amour et les conventions, la haine, l'hypocrisie par le biais de personnages formant les membres ou les proches des Kabanov.

Janàcek y tutoie la perfection par une maîtrise absolue de ses moyens, tant dramatiques que musicaux. En moins de deux heures, la tragédie de Kàtia, femme sensible mal mariée au faible Tikhon et tyrannisée par sa terrible belle-mère, Marfa, court le fil inexorable d'un sort malheureux et d'un drame intime, celui de la culpabilité. D'une puissance et d'un raffinement orchestral évidents, la partition est un prodige d'efficacité - que l'Orchestre Symphonique de Bretagne dirigé par le chef Jaroslav Kyzlink ne donne à entendre qu'imparfaitement dans toute sa beauté. L'ouverture peine à installer une vraie tension mais le tapis des cordes d'un lyrisme superbe nous emporte en peignant subtilement la psyché de l'héroïne.

Avec les autres pupitres (dont l'harmonie et les percussions), elles sauront ensuite enluminer de couleurs mélancoliques cette fresque au climat ténébreux, traversée des coups du destin.

© DR.
© DR.
La mise en scène de Franck van Laecke a la simplicité et le mystère des tableaux de Magritte, dont il reprend, dès le lever de rideau (pendant l'ouverture), la vision des hommes en melon symbolisant l'ordre inhumain et conventionnel. Cet ordre qui va broyer Kàtia Kabanovà, dès lors passablement tourmentée - celui-là même qui régnait et règne encore dans ces petites villes de province du bord de la Volga ou d'ailleurs.

Le fleuve, omniprésent au fond, voit se rejouer avant que le drame ne commence le suicide de l'héroïne, dédoublée par la danseuse Ursa Vidmar. Forte idée, d'une très belle conséquence. Des panneaux obtureront ensuite le plateau dans un cadre carcéral idoine pour les tableaux d'intérieur. Ils ne disparaîtront que pour le duo nocturne d'amour du deuxième acte et la terrible scène finale.

C'est bien le drame d'un étouffement des vies et de la déréliction des âmes (celles de Kàtia et de Boris) dont il s'agit, transcendé par les très belles lumières de F. van Laecke et Jasmin Sehic. Le metteur en scène belge fait aussi le choix d'une direction attentive des chanteurs, soulignant judicieusement les caractères comme leurs enjeux relationnels. Une réussite - pour un Franck van Laecke qui se voit comme un humble artisan (des plus doués) au service des œuvres, au théâtre comme à l'opéra.

© DR.
© DR.
Du côté des chanteurs fins connaisseurs de l'œuvre, tous issus de la troupe de l'Opéra-Ballet de Ljubljana en Slovénie (coproducteur), la réussite est aussi au rendez-vous. Tous prisonniers d'une société mesquine, esclaves ou bourreaux, ils piétinent dans la boue et ne peuvent s'en extraire, hommes lâches et velléitaires ou femmes frustrées.

Sasa Cano est un Dikoï impressionnant en ogre aviné et brutal. Vlatka Orsanic, marâtre de conte maléfique, est une Marfa supérieurement terrifiante (au chant sachant étriller) tandis que la Varvara de Irena Parlov s'impose par son allègre conviction. Martina Zadro en Kàtia est tout simplement phénoménale. Elle est cette jeune femme un peu folle, suicidaire, victime d'elle-même comme de cette famille dysfonctionnelle. Son chant exalté ou désolé - toujours juste - son engagement total bouleversent. Janàcek féministe ? Peut-être. Un peintre de la psyché féminine sans pareil ? Certainement.

Du 5 au 11 février 2018.

© DR.
© DR.
Opéra de Rennes.
Place de la Mairie, Rennes (35).
Tél. : 02 23 62 28 28.
>> opera-rennes.com

"Kàtia Kabanovà" (1921).
Opéra en trois actes.
Musique de Léos Janàcek (1854-1928).
Livret de Vincence Cervinka.
En langue tchèque surtitrée en français.
Durée : 1 h 50 sans entracte.

Jaroslav Kyzlink, direction musicale.
Franck van Laecke, mise en scène.
Philippe Miesch, scénographie.

© DR.
© DR.
Belinda Radulovic, costumes.
Franck van Laecke, Jasmin Sehic, lumières.
F. van Laecke, Monika Dedovic, chorégraphie.

Sasa Cano, Savoil Profofyevitch Dikoï.
Aljaz Farasin, Boris Grigoryevich.
Vlatka Orsanic, Marfa Ignatyevna Kabanova.
Rusmir Redzic, Tickhon.
Martina Zadro, Kàtia Kabanovà.
Irena Parlov, Varvara.

Orchestre symphonique de Bretagne.
Chœur de l'Opéra de Rennes.
Éléonore Le Lamer, Chef de chœur.

Christine Ducq
Samedi 10 Février 2018

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024