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Théâtre

"Là où je croyais être, il n'y avait personne"… un road-movie durassien ou l'art d'écrire la vie

Si rien de ce qui est, n'est, tout ce qui naît donc dans l'imaginaire de deux électrons du théâtre émergent, existe vraiment… Avec un humour décalé et un brin mélancolique, la troublante Anaïs Müller et l'inénarrable Bertrand Poncet se lancent corps et âme dans une entreprise aux dimensions immanquablement durassiennes. En effet, en panne d'inspiration, ils se saisissent de l'opportunité d'un écrit leur tombant dans les mains… "Agatha", pièce de théâtre et film de la locataire des Roches Noires, devient le tremplin rêvé de leur création in vivo.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
"La vie c'est la vie… Tout cela c'est la faute à la vie. Mais pour l'amour du ciel qu'est-ce que vivre ?", c'est par ce questionnement comico-philosophique écrit en fond de scène que les spectateurs sont accueillis avant que n'apparaissent, emmaillotés dans des cartons, les deux histrions affublés de vêtements tyroliens dessinés à gros traits. On les surprend en train de travailler un texte alambiqué de Robert Musil, "L'Homme sans qualités", où l'auteur et son héros Ulrich usent de stratagèmes afin de fuir l'insatisfaction du réel. Mais vouloir échapper à la pesanteur de la réalité les fait buter sur une aiguille à cheveux n'appartenant pas à Agathe, sœur jumelle d'Ulrich, laquelle, de désespoir - elle est amoureuse de son frère ! - tente de se suicider à la vue de l'intruse.

Clap… Constatant que cette histoire ne marche décidément pas, les comédiens s'arrêtent de la jouer… pour invectiver vertement le public et le menacer, s'il n'est pas plus coopérant, d'étirer très en longueur la pièce. Improvisations dont ils useront à d'autres reprises pour émailler le texte de leurs réflexions à vif… Et, comme actuellement ils n'ont rien à dire de personnel, les acteurs attendent l'inspiration… comme d'autres ont attendu Godot.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
La solution vient du ciel sous la forme d'un roman tombant opinément des cintres. Et comme il n'y a pas plus que l'épaisseur d'un cheveu pour que l'Agathe de M.D., elle-même amoureuse du petit frère, recouvre celle de Robert Musil, le moteur est trouvé… "Duras, c'est qui celle-là ?" interrogent-ils avec une candeur enjouée. Une séquence filmée projetée répond à leur interrogation. On y voit défiler la mer, une femme de dos, une paire de lunettes à épaisse monture d'écailles, une chevalière, une bouteille de vin, une machine à écrire aux feuillets battus par le vent du large, autant de fragments recomposant le monde selon Duras. Eux deux entrent dans le bal, ils virevoltent sur la plage qu'on imagine être celle de Trouville.

Ainsi s'écrit, à grands renforts de mimiques appuyées et de jeux improvisés, un remake dicté sous influence, celle de l'auteure d'"Agatha". "Écrire, c'est pas écrire une histoire mais ce qu'il y a autour"… On y retrouve les mêmes thèmes qui s'entrelacent - l'amour, l'inceste, le vide existentiel -, le même balancement des mots, les mêmes silences et échos distillant une petite musique entêtante. Sous les crépitements frénétiques du clavier de l'antique Remington, les lettres aux lettres succèdent. "Elle lui déclarait son amour… Tu serais ma sœur… Elle n'affrontait pas son désir… L'amour de son frère était le plus grand des amours…".

Très vite, jouant à se faire croire que, frère et sœur, ils s'aimaient, la fiction leur monte à la tête, les enivre, déborde dans le réel au point que Bert s'échauffe. Se précipitant sur la cheville d'Ange, il la fait choir au sol, il la mord. Revenant à eux, ici et maintenant, leurs personnages s'évadent de l'histoire en train de se raconter pour rejoindre la réalité, et se demandent à brûle pourpoint : "Je parle de toi à moi… Tu voudrais des enfants ? Plus t'as d'enfants, plus t'es pauvre. Mais être riche, à quoi ça sert si t'es seul ?".

Moment clef de la célébration, la mythique interview réalisée par Bernard Pivot invitant M.D. sur le plateau d'Apostrophes. Elle prend ici la forme d'un pastiche hilarant où Bert, l'air pénétré, prend des accents déclamatoires - "Marguerite Durâââss, est-ce inconfortâââble d'écriiire ? Les désillusions, les promesses de l'aube non tenues…" - et où Ange disserte d'une voix rauque sur "le malheur de devoir écrire, ce malheur qu'on porte en soi"… avec, comme alliée, une bouteille de vin bu à même le goulot quand l'inspiration vient à manquer…

Lorsque le jeu reprend - "Ils ne sortent que la nuit… Un bonheur trop grand… L'extase…" - Bert stoppe net Ange qui se colle à lui au bord de l'excitation orgasmique. "Arrêtons-là, ça va trop loin…", dit-il. Entre dialogue et récitatif, le pouvoir incantatoire d'"Agatha" est tel que les frontières entre personne et personnage se brouillent, un trouble identitaire les gagne… et ce trouble gagne aussi le spectateur ballotté irrésistiblement entre fictions mises en abyme et réalités vécues.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Multipliant facétieusement les registres, se filmant champ contre champ "à la manière de", Ange et Bert, avatars d'Anaïs et Bertrand (à moins que ce ne soit l'inverse…), émaillent ce road-movie durassien de désirs personnels ("Et maintenant qu'est-ce que je fais de ta déclaration ?"). Le réel fabuleusement flouté, le plateau tout entier devient la fabrique de la vie revisitée par Marguerite Duras dont le credo - écrire la vie - trouve-là sa réalisation.

Ainsi, ravis à nous-mêmes - comme Lol V. Stein avait pu l'être un petit matin, sidérée après avoir vu son fiancé danser toute la nuit dans les bras d'Anne-Marie Streitter, la femme de Calcutta, l'enfant chérie de Venise -, nous sommes attirés par la puissance magnétique de "Là où je croyais être, il n'y avait personne"… Titre ô combien hypnotique, emprunté à l'une des dernières paroles prononcées par M.D. actant qu'elle n'était pas ce qu'elle pensait être, l'existence restant à jamais une page blanche, une zone inconnue à parcourir "en tous sens". "M.D.M.A. Marguerite Duras Moi Aussi", dixit Ange, porte-paroles de nous tous.

Vu le jeudi 23 mars 2023 au TnBA, Salle Vauthier, à Bordeaux.

"Là où je croyais être, il n'y avait personne"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte et conception : Anaïs Muller, Bertrand Poncet.
Avec : Anaïs Muller et Bertrand Poncet.
Dramaturgie : Pier Lamandé.
Musique : Antoine Muller et Philippe Veillon.
Scénographie : Charles Chauvet.
Lumière : Diane Guérin.
Vidéo : Romain Pierre.
Durée : 1 h 15.

Ce deuxième volet des "Traités de la perdition" a reçu le prix du jury du Festival Impatience 2021.

A été représenté du mardi 21 au samedi 25 mars 2023 au TnBA de Bordeaux.

Tournée
28 avril 2023 : La Comédie de Ferney-Voltaire - 01210 Ferney-Voltaire (01).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Jeudi 6 Avril 2023

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