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Théâtre

"Ultramarins" Femme au bord de la crise de nerfs sur un océan peuplé des fantômes de sa liberté

Quand on est fille d'un commandant de navire, devenu aphasique après une mystérieuse rencontre dans le grand large liquide, et que l'on est soi-même aux commandes d'un équipage exclusivement composé d'hommes, l'héritage peut s'avérer agité… comme l'est l'océan soumis au flux et reflux des vagues venues des tréfonds sous-marins. À partir du roman éponyme de Mariette Navarro, le Théâtre des Chimères (nom bienvenu…) porte au plateau la quintessence de ces correspondances troublantes en confiant à une comédienne idoine le "double jeu" d'être indifféremment la commandante du cargo et la voix d'une narratrice tout aussi troublée que le personnage qu'elle est censée incarner.



© Z Studio.
© Z Studio.
Parfois, il suffit d'un minuscule et imprévisible grain de sable pour faire dérailler les existences les mieux réglées… Le jour où son équipage émet l'envie innocente, non de larguer les amarres, mais de jeter l'ancre en pleine mer le temps de profiter des douceurs d'un bain, et qu'une voix inconnue, venue des profondeurs d'elle, l'entend dire "d'accord", l'horlogerie interne du monde qu'elle s'est construit va se dérégler… amenant les spectateurs – aspirés par l'inquiétante étrangeté désormais à l'œuvre – à dériver avec elles (le personnage et la narratrice) aux confins des mondes réel et fantasmé confondus dans la même entité.

Faire corps avec son navire, avoir un rapport fusionnel avec cette bête de métal dont le bruit des machines résonne en elle comme les battements d'un cœur… et puis soudain être surprise, submergée, par sa voix qui – écho lointain de "Mon rêve familier" de Paul Verlaine – "n'est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre"… comme si une dissociation entre le sujet présent et l'être de désir sommeillant en elle avait produit une brèche dans laquelle s'était engouffrée la voix du dedans… La voix du désir refoulé sous les sédiments déposés consciencieusement par une éducation si "réussie" qu'elle en était devenue le prolongement d'un père mythique, disparu après avoir rencontré l'indicible océanique.

© Z Studio.
© Z Studio.
Cette envie de nudité transpirant des pores de la peau des hommes enivrés par l'attrait des profondeurs marines, la douceur sensuelle du contact de l'eau sur leurs corps d'hommes rompus aux dures besognes des marins… Restée seule à bord, elle les ressent dans sa propre chair de femme… Sinon pourquoi éprouverait-elle soudain le désir irraisonnable d'aller rejoindre la couchette laissée libre par un officier, de se déshabiller et de se glisser nue dans la couche encore chaude de son absence-présence masculine ? Mais le temps de l'égarement passé, lorsque l'équipage des hommes remonte à bord, c'est la voix maîtrisée de la commandante qui leur parle, leur rappelant avec une gentillesse appuyée que c'est elle, et elle seule, qui tient la barre…

Sur le plateau recouvert d'une vague géante, tous ces "événements" – transmis au travers des regards diffractés du personnage et de la narratrice alternant leur voix dans le même corps scénique – apparaissent ourdis par le prisme déformant des sensibilités à fleur de peau, hors de toute objectivité. Et lorsque, après la parenthèse paradisiaque du bain de mer, le décompte des passagers en fait apparaître un de plus, on est propulsé aux confins du fantastique… De qui ce mystérieux passager qui s'invite à bord est-il le nom ? Est-il réel ou est-ce un rejeton fantasmé qui subvertirait le sujet pour le mettre face à face avec l'innommable d'un désir auquel on refuse tout droit de cité ? La grande agitation qui gagne l'héroïne la conduit dans la cale où se trouvent les machines. Là, dans un état proche de l'hystérie, elle s'allonge sur le dernier plancher. Elle y retrouve une étrange créature dont le cœur qui bat lui procure une brûlure intense au creux du ventre…

Quant à la fin du voyage, au bout de ses désirs, elle réserve d'autres péripéties révélatrices de ce qui, à la faveur de cette traversée tumultueuse, se joue et rejoue de son arrimage à la figure du père. Désir de s'en émanciper pour se délester des attachements primaires. Désir de faire advenir en elle la femme que, jusque-là, elle n'a pas osé laisser vivre… "Ultramarins", un conte fabuleux servi sur un plateau par une passeuse aux pouvoirs ultra-humains.
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 6 décembre 2025 au Lieu sans nom de Bordeaux.

"Ultramarins"
"Ultramarins"
Texte : Mariette Navarro
Adaptation : Catherine Mouriec et Patxi Uzcudun.
Mise en scène : Patxi Uzcudun.
Stagiaire assistante à la mise en scène : Émilie Duval.
Avec : Catherine Mouriec.
Création lumière : Pantxo Claverie.
Création sonore : Karina Ketz.
Par le Théâtre des Chimères.
Durée : 1 h 05.

Création du spectacle, en présence de Mariette Navarro, les vendredi 28 février et samedi 1ᵉʳ mars 2025 aux Découvertes à Biarritz.

Représenté du 4 au 7 décembre 2025 au Lieu sans nom, 12 rue de Lescure à Bordeaux.

"Ultramarins"
"Ultramarins"
Tournée
23 janvier 2026 : Le Microphone, Tarnos (40).
14 février 2026 : Espace culturel Mendi Zolan, Festival Solo en scène, Hendaye (64).
2 avril 2026 : Théâtre Francis Planté, Orthez (64).

Yves Kafka
Vendredi 26 Décembre 2025

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