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Avignon 2025

•Off 2025• "Dans la Solitude des champs de coton" Une adaptation organique en symbiose extra-lucide avec le texte de Koltès

Une heure tardive de la nuit, le "Client" s'aventure dans l'obscurité d'un entrepôt désaffecté situé à la lisière de la ville, territoire du "Dealer" qu'il croise sur son chemin. Entre eux deux va s'instaurer un deal entre vendre et acheter… Mais quel est au juste l'objet de cet échange ? Ce face-à-face sous tension va, inéluctablement, lier le destin des deux protagonistes "dans l'infinie solitude de cette heure et de ce lieu".



© Jon.D Photographie.
© Jon.D Photographie.
Certes, le théâtre, ce sont des mots, mais à bien y regarder, des corps aussi. Bien davantage. Des corps en rapport direct avec la sphère du monde et de ses choses qui nous guident pour être vivants ou en disparaître !

"Le corps est un signe vivant, un texte incarné dont chaque geste participe à l'élaboration du sens scénique" (sic). C'est, de toute évidence, ce biais particulier que le metteur en scène, Alexandre Tchobanoff, a choisi pour adapter cette pièce contemporaine incontournable de Bernard-Marie Koltès, approche tendue entre présence et effacement, force de "la" geste ou dimension plus feutrée et cotonneuse de celle-ci. Et il y est admirablement parvenu, en écho à ce que l'auteur lui-même en disait : "Il faut que le corps soit un lieu de tension extrême, un champ de bataille de la parole".

Avec du recul, nous avions déjà pu constater ce point particulier dans son adaptation des "Cendres sur les mains" de Laurent Gaudé, pièce dans laquelle Prisca Lona parvient aussi à porter le verbe d'un texte majeur tout en corps vocal. Elle y incarne, dans un mélange de force et de sobriété, une rescapée d'un champ de guerre, et son interprétation nous avait déjà profondément bouleversée.

© Jon.D Photographie.
© Jon.D Photographie.
Ici, aux côtés de sa partenaire, Justine Morel, son interprétation du Dealer n'en est pas moins fulgurante et férocement crue, toute habitée de tension lyrique et brute qui sublime la complexité du texte de Koltès.

Le parcours tourbillonnant d'Alexandre Tchobanoff, originaire de Bulgarie, artiste multiculturel et disciplinaire, directeur artistique du Théâtre de Sofia durant trois ans, appelé par la France en 1989 pour une mise en scène chorégraphiée à l'Opéra Garnier et formé dès l'enfance à la danse et à la musique, explique inévitablement cette dimension chorégraphique qu'il a su insuffler à ses deux comédiennes dont le jeu respectif, tout au long de la pièce, n'est pas sans rappeler le combat de deux félins prêts à en découdre.

C'est sensoriel, tendu, organique et remarquablement chorégraphié, en permanence "sur le fil du rasoir", comme peuvent l'être les corps des danseurs chez qui l'intellect et l'émotion ne doivent pas s'opposer, mais bien plus être tissés par les corps. Uniquement par eux.

La mise en scène de Tchobanoff, à laquelle la comédienne Prisca Lona est aussi partie prenante, se condense, à bien y regarder, comme un huis clos, et raconte de façon ingénieusement créative l'histoire des deux protagonistes avec, en toile de fond, la fureur de la ville qui jouxte le mystère d'un entrepôt abandonné, via une scénographie taillée au cordeau. C'est beau, à plusieurs niveaux, tant dans la forme et dans le fond.

© Jon.D Photographie.
© Jon.D Photographie.
Ce n'est pas la première fois que nous assistons à une adaptation de cette pièce, mais nous pouvons affirmer haut et fort que c'est bien la première fois que sa substantifique moelle nous est apparue de manière clairvoyante et limpide en ayant su nous capturer en plein cœur.

Dans cette resplendissante joute oratoire aux allures de poème dramatico-philosophique, interprétée de mains de maître par les deux comédiennes, le thème du désir a réellement surgi sans avoir jamais bondi auparavant, désir dont, bien souvent, on ignore vraiment l'objet. "Cet obscur objet du désir", flou et indicible, dont Lacan disait qu'il est le désir de l'autre avant tout.

Le Client, figure allégorique de cet échange commercial au cœur de la pièce et interprété très justement par Justine Morel, désire avant tout… désirer, mais passe son temps à nier ce même désir… Son jeu est porté par la voix haute et assurée de la comédienne, ainsi que par une grande intelligence expressive.

L'objet du désir n'est pas essentiel en lui-même, a dit Lacan. C'est avant tout un mouvement, une énergie et, en ce sens, Alexandre Tchobanoff l'a parfaitement saisi dans son parti pris "chorégraphié" et, encore une fois, puissamment organique. Les planches du théâtre servent aussi à cela : transcender la parole du dramaturge pour la porter au firmament d'un état qui peut aller jusqu'à le dépasser lui-même.

Dans ce très beau nouvel opus de "La Solitude des champs de coton" par Alexandre Tchobanoff et Prisca Lona, le texte de Koltès est sublimé, porté par des lumières et éclairages soignés et très expressifs, comme un troisième personnage. Par ailleurs, chacun des deux personnages est associé, à certains moments clés de la pièce, à un univers musical distinct, le Dealer par Mahler et le Client par Albert Ayler, figure centrale du free jazz au style incantatoire.

Soulignons enfin l'audace du metteur en scène dans le fait d'avoir choisi deux comédiennes aux allures plutôt androgynes, parti pris qui enveloppe le texte de Koltès d'une dimension politique pour le moins fine, dépourvue de clichés virils et convoquant ainsi ce qu'il y avait en effet à convoquer subtilement : l'être humain, l'homme ou la femme, dans leur ambiguïté intrinsèque face au désir.
◙ Brigitte Corrigou

"Dans la Solitude des champs de coton"

© Jon.D Photographie.
© Jon.D Photographie.
Texte : Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Alexandre Tchobanoff.
Avec : Prisca Lona et Justine Morel.
Lumières : Alexandre Tchobanoff.
Scénographie et costumes : Alexandre Tchobanoff et Prisca Lona.
Musiques : Gustave Mahler et Albert Ayler.
Par la Cie Le Théâtre de Demain.
Durée : 1 h 20.

•Avignon Off 2025•
Du 4 au 25 juillet 2025.
Tous les mercredis, vendredis et dimanches à 14 h 05.
Théâtre du Girasole, 24 bis, rue Guillaume Puy, Avignon.
Réservations : 04 90 82 74 42.
>> Billetterie en ligne
>> theatredugirasole.fr

Cette pièce se joue en alternance avec la pièce "Cendres sur les mains" de Laurent Gaudé qui est donc représentée les lundis, jeudis et samedis à 14 h 05.

Brigitte Corrigou
Mardi 1 Juillet 2025

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