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Avignon 2025

•In 2025• "Yes Daddy" Mémoire brisée… éclats d'un passé recomposé. Un fabuleux huis clos à multiples résonances

Il est des spectacles où l'on ressort ébranlé, avec le sentiment fort d'avoir vécu un moment théâtral important. Même si – ou justement parce que… – toutes les occurrences ne sont pas élucidées, nous laissant avec plus de questions que de réponses. "Yes Daddy", des Palestiniens Bashar Murkus et Khulood Basel est sans conteste de ceux-là. Ce tête à tête entre ces deux hommes, le vieil homme et l'escort boy qu'il a convié chez lui pour distraire sa solitude, ce corps à corps sanglant, de qui est-il le nom ?



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Est-ce une fable sur les pouvoirs de la mémoire et de la manipulation du passé recomposé ? Est-ce une parabole de l'histoire du peuple palestinien privé depuis 1948 de "la clé de sa maison", comme suite à la représentation, le suggérait une inconnue avisée ? Après une heure un quart d'intensité dramatique distillée par la seule présence – sur un plateau occupé par un fauteuil roulant, une machine à laver, une table et des cloisons amovibles – de deux acteurs confrontés l'un à l'autre dans un rapport des plus énigmatiques, mouvant et émouvant, on ne sait plus très bien "où on habite"…

Un vieil homme impotent vit seul ici, ou plus exactement en compagnie des fantômes de son passé, eux bien vivants dans sa tête apparemment affaiblie. On frappe à la porte. Il dit ne pas trouver la clé pour ouvrir. Il dit ne pas se souvenir d'avoir invité ce jeune homme qui a dû forcer le verrou pour pouvoir entrer. Il dit reconnaître en lui son fils aimé, ou/et son camarade d'école quand il était petit. Il dit à sa femme morte depuis longtemps et cuisinant dans la pièce d'à côté, de venir les rejoindre. Le jeune homme, lui, réclame son argent. Il ne partira pas tant qu'il n'aura pas été payé. Mais avant, il faudra trouver où le vieux les planque ces billets dont il dit ne pas se souvenir. Un temps nécessaire à la confrontation.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Les cloisons de l'appartement disparaissent à vue pour réapparaître dans une autre configuration, modulant l'espace de ce huis clos au gré des mouvements de l'intrigue sous-jacente. C'est que, dans ce que l'on peut entrevoir de la nature des relations entre les deux, des mouvements de bascule s'opèrent. Le vieil homme régresse à l'état de bébé implorant à grands cris le sein de sa mère… que le jeune homme ayant revêtu perruque et robe lui donnera volontiers. Comme si la mémoire brisée du vieil homme en quête de re-connaissance entrait par effraction dans celle du jeune homme épousant sa volonté.

Lui, rétif au début, devient acteur de la mémoire brisée du vieil homme pour recomposer à ses côtés un passé chargé qui ne passe pas. Le trouble du jeune homme ira jusqu'à se faire filmer en direct et brouiller son image en passant un pinceau rageur sur l'objectif. Faisant du dé-lire de ce que, par paresse, on nomme réalité, un délire partagé… Partagé jusqu'à un certain point avec nous, spectateurs de ce huis clos, puisque des pans de l'intimité vécue par ces deux hommes réunis dans un espace-temps faisant fi de toute chronologie resteront à jamais dissimulés derrière les cloisons étanches. Ainsi en est-il du buste du jeune homme, ensanglanté, jaillissant de l'un des paravents, comme atteint par les stigmates d'un traumatisme qui n'était pas le sien, mais celui d'un autre, celui du vieil homme…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
… à moins qu'il s'agisse de la réitération parabolique d'un traumatisme sanglant élargi à un peuple entier, les Palestiniens arrachés à leurs terres par décision de l'ONU avec promesse de pouvoir y retourner… Ce mystérieux coffret renfermant des clés que le vieillard dissimulait sciemment, n'offrirait-il pas "une clé de compréhension" de ce qui se joue à notre insu devant nous… Ces clés que les Palestiniens ont naguère précieusement emportées avec eux, dans l'espoir qu'elles serviraient à ouvrir plus tard les portes des maisons qu'ils avaient dû abandonner… Et ce drame présent, conçu et joué par des Palestiniens souffrant d'une liberté contrainte pour se produire à l'étranger, n'en serait-il pas l'illustration ? Tout cela n'étant qu'une lecture engageant le seul regard – libre – de celui ou celle qui la produit.

De rebondissement en rebondissement, d'in-version en in-version, on est entrainé par la magie d'un théâtre créatif dans le sillage d'une mémoire apparemment faillible et pourtant s'avérant productrice de fragments éclatant comme des vérités projetées face à nous. Vérités toutes relatives, l'une s'ajoutant à la précédente en la contredisant tout en l'étayant… Fabuleusement dérangeant. Réellement passionnant…
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 26 juillet 2025 au Théâtre Benoît XII à Avignon.

"Yes Daddy - حاضر يا أبي"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Palestine. Création 2024. Première en France.
En arabe surtitré en français et en anglais.
Texte et mise en scène : Bashar Murkus.
Dramaturgie : Khulood Basel.
Avec : Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury.
Scénographie : Majdala Khoury.
Lumière : Muaz Al Jubeh.
Direction technique : Moody Kablawi
Machinerie : Basil Zahran.
Assistant à la mise en scène : Nancy Mkaabal.
Traduction française et anglaise pour le surtitrage : Lore Baeten.
Durée : 1 h 15.

•Avignon In 2025•
Représenté les 24, 25 et 26 juillet 2025.
Théâtre Benoît XII, Avignon.
Billetterie en ligne
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
6 et 7 novembre 2025 : Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée - Théâtre des 13 vents, Montpellier (34).
14 novembre 2025 : Théâtre Alibi, Bastia (20).
18 et 19 novembre 2025 : Théâtre Joliette, Marseille (13).
Du 24 au 26 novembre 2025 : Mungo Park Theatre, Allerød (Danemark).
Du 19 au 21 mars 2026 : Espoon Theatre, Espoo (Finlande).

Yves Kafka
Mardi 29 Juillet 2025

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