La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•Off 2023• "Monsieur Proust" À la recherche de Céleste, un amour de servante…

Quand la lumière se fait sur le "plateau écrin" du Petit Louvre et que dans son halo se détache de dos l'actrice gainée dans une longue robe noire et bottines lacées aux pieds, nous reviennent les mots de Flaubert : "Ce fut comme une apparition". Céline Samie, ex-sociétaire de la Comédie-Française, et Céleste Albaret, dame de compagnie de Marcel Proust durant ses huit dernières années d'existence, ne feraient-elles qu'une ? Entretiendraient-elles ces deux femmes – au-delà des trois premières lettres de leur prénom qu'elle partage – des correspondances électives propres à nous faire chavirer dans le monde de "La Recherche du temps perdu" ?



© Lot.
© Lot.
Troublant ces mots égrenés par un alter ego énonçant comment, après quelque soixante années de silence, "elle" s'est décidée à sortir de son mutisme. Des confidences sans fard, car qu'aurait-elle à gagner à quatre-vingt-deux ans à vouloir falsifier ce que fut la parenthèse essentielle des années 1914 à 1922 passées au service de l'auteur d'"Un amour de Swann" ? Mentir se serait bien sûr mentir à soi, mais encore plus mentir à lui, l'homme admiré à qui elle voue un amour (platonique…) bien au-delà de sa disparition.

Son visage s'éclaire lorsque le temps retrouvé prend place en elle, lui redonnant l'éclat des traits de la jeune femme qu'elle était alors… Le sourire de l'écrivain, sa main sur sa joue, traces mnésiques prenant corps lorsqu'elle les évoque. Dès lors, elle dévidera devant nos yeux captifs les mille et un jours et nuits de cette improbable rencontre ayant conduit la jeune femme d'un village de Lozère à Paris pour épouser Odilon, un chauffeur de taxi qui avait parmi sa clientèle un certain… Marcel Proust.

La délicate attention du télégramme au papier bleu adressé à Odilon pour le féliciter de son mariage… Le soin porté à elle, pour distraire son ennui en lui confiant la distribution d'exemplaires dédicacés "Du côté de chez Swann" auprès d'illustres personnalités dont elle ignorait jusqu'au nom…

© Lot.
© Lot.
Et l'immense joie qui la saisit lorsque lui revient les deux premiers coups de sonnette "pour le croissant". L'intense émotion d'entrer dans la chambre où, du lit de cuivre émergeant d'une fumée à couper au couteau - celle des fumigations dissimulant le visage de l'asthmatique -, seule la chemise blanche était distincte. Et le bonheur à peine caché du départ du fidèle valet à la guerre… libérant la place. "Voudriez-vous condescendre à soigner un malade ? Vous me ferez seulement mon essence de café", lui avait-il demandé avec grâce.

Avec une seule chaise comme accessoire, la comédienne occupe l'espace en tous sens, rendant sensible les étapes de ce voyage immobile traversé par les joies et les peines, les heurs et malheurs s'affichant comme des instantanés sur son visage-paysage reflétant les émotions enfouies… L'extase du séjour à Cabourg - là où il l'a appelée Céleste et non plus Madame -, le ravissement du soleil couchant admiré en sa compagnie. Le retour dramatique à Paris et sa crise d'asthme, ses étouffements si présents encore qu'une bande sonore en restitue les soubresauts douloureux.

Rentrant dans la vie de celui qui désormais va consacrer tout le temps qui craint lui manquer à l'écriture de sa "Recherche", elle saisit avec finesse le sens de cette réclusion volontaire : se mettre hors du temps présent pour retrouver le seul temps qui lui tient à cœur et dont il fait œuvre, le temps perdu. Et si leurs relations gagnent encore en profondeur – lui, l'encourageant à écrire son journal, lui confiant ses secrets d'enfance, ses joies et ses peines d'écriture, elle, le soutenant inconditionnellement en lui proposant une solution pour les ajouts de "Du côté de chez Swann" –, elles donnent lieu aussi à des confidences savoureuses…

… où l'actrice joue avec un aplomb hilarant, et un plaisir palpable, l'inconstance du "faux moine" André Gide persuadant Gaston Gallimard de ne pas publier "le roman du dandy", avant de venir pitoyablement au domicile de l'auteur qu'il décriait l'instant d'avant pour l'implorer de le recevoir… Madame Gide, quant à elle, donne droit à une interprétation "grotesque" dans le ton du personnage. En revanche, lorsqu'elle incarne Marcel Proust, elle le donne à voir avec une bonhomie enjouée, une tendresse taquine, à l'aune de l'amour que lui portait Céleste sous le charme comme son mentor de la sonate de Vinteuil.

Alternant avec maestria tous les registres d'émotions, Céline Samie, avec l'appoint des jeux subtils de lumières éclairant la mise en jeu tonique d'Ivan Morane, fait revivre devant nous une grande dame qui, toute domestique qu'elle fut, possédait une grandeur d'âme et une intelligence propres à séduire celles de l'auteur d'"Un amour de Swann". D'ailleurs, si à la publication des entretiens de Céleste Albaret certains intellectuels ont cru bon de faire la fine bouche, c'est que sans doute il était dérangeant - pour eux - qu'une femme du peuple puisse avoir trouvé un tel écho chez leur auteur vénéré. Ainsi la servante Céleste a-t-elle trouvé en Céline l'interprète complice réhabilitant pleinement la femme d'esprit et de cœur qu'elle était.

Vu le mercredi 7 juillet 2023, Salle Van Gogh du Petit Louvre à Avignon.

"Monsieur Proust"

© Lot.
© Lot.
D'après les entretiens de Georges Belmont avec Céleste Albaret,
avec l'autorisation des Éditions Robert Laffont et de Sophie Belmont.
Adaptation : Ivan Morane.
Mise en scène, lumières : Ivan Morane.
Avec : Céline Samie (ex-sociétaire de la Comédie-Française).
Production Sea Art.
Durée : 1 h 20.

•Avignon Off 2023•
Du 7 au 29 Juillet 2023.
Tous les jours à 10 h. Relâche le mercredi.
Théâtre Le Petit Louvre, Salle Van Gogh, 23, rue Saint-Agricol, Avignon.
Réservations : 04 32 76 02 79.
>> theatre-petit-louvre.fr

Yves Kafka
Samedi 8 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024