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Avignon 2023

•Off 2023• "Lalalangue" Famille je vous "(h)ai-me"… surtout ma maman très moignon, moignon !

Éduquer, disait Freud, est l'un des trois métiers impossibles, certes… mais être éduqué n'est-ce pas là, à coup sûr, la pire des épreuves ? Surtout lorsque l'on est livré à une famille hyper névrosée, catho de plus, et, pour agrémenter le tableau, bénéficiant à sa tête d'une mère captatrice haïssant ses enfants, une ribambelle de filles alors qu'elle voulait des garçons… Si on ajoute au profit de cette famille "ordinaire" que la mère, après avoir dévissé d'une paroi rocheuse où son mari, pour satisfaire son désir de grimpette l'avait conviée, a dû être amputée d'une jambe, vous avez là quelques ingrédients pour appréhender (dans les deux sens du terme) la ligne de force de ce spectacle dédié à la famille "je vous (h)ai-me"…



© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Lorsque la langue fourche et que le lapsus advient, la vérité se dit (proverbe qui vient d'être inventé, ne cherchez pas…). Lacan ne démentirait sans doute pas cette formule, lui qui a créé le concept de "lalalangue" – suite à l'un de ses propres lapsus – pour dire la langue vernaculaire propre au clan familial, ce dialecte constituant de la communauté, véhiculant à lui seul la structure des relations entre ses membres. Et dans le cas présent, la matière à explorer est gargantuesque…

Mais que l'on se rassure de suite. En plagiant René Magritte, on pourrait dire : ceci n'est pas un règlement de comptes… mais sa représentation. Une représentation follement artistique et drolatique de ce qu'une jeune femme devenue comédienne (à cause de ça… ou grâce à ça ?) a vécu au sein de son milieu familial. Avec un humour à l'emporte-pièce, souvent à la frontière de l'humour noir (parfois, on se surprendrait à penser à un Pierre Desproges au féminin), elle habille cette traversée plus que compliquée de son enfance et adolescence des parements d'une arlequinade savoureuse.

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
"Ceci est mon corps, prenez et mangez-en tous", curieuse cette accroche aux accents panificateurs évangélisateurs. Certes, l'on est dans la magnifique Chapelle du Théâtre des Halles, mais tout de même… Ah, mais bien sûr, ce corps, ce n'est pas que celui du Sauveur pour lequel toute vie doit se sacrifier en retour (alors à quoi ça sert d'avoir été sauvé ?), c'est celui avant tout de la maman de l'héroïne qui n'a eu de cesse de considérer que tout ce qui l'entourait (les êtres familiers) était son prolongement, donc faisait partie d'elle, donc devait impérativement partager les mêmes préceptes divins qu'elle. Soumettre son existence à Dieu était une obsession quotidienne la ravissant au bord d'une pâmoison triste alors qu'elle propulsait sa progéniture (la protagoniste) tout droit vers l'enfer.

Armée d'un projecteur diapos, Frédérique Voruz va faire défiler les vues d'un passé toujours vivant en elle. En remontant aux origines, celles de sa mère, un événement traumatique… Elle n'avait à l'époque qu'un rêve la mère, gravir les montagnes. Elle rencontra le prince montant, féru d'alpinisme… On le voit, magnifique, se balançant dans le vide, face au fabuleux pilier sud des Écrins. Une seconde diapo montre son père et la vieille peau, sa mère. Entre les deux, il y a eu la course des Calanques de Marseille, la roche qui s'est détachée et eux deux précipités dans le vide. Miraculeusement vivants sauf qu'il a fallu l'amputer d'une jambe. Sur son lit d'hôpital, au réveil du coma où elle était plongée avec les jumeaux qu'elle ne portait plus dans son ventre, elle prononça cette phrase prophétique : "Je me vengerai sur mes enfants"

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
… et c'était tout, sauf une parole en l'air. Désormais, le père jouerait les absents, à elle tous les rôles de premier plan. L'obsession de Dieu qui lui était venue, comme le "montant" dû pour n'être pas morte dans la dégringolade, se traduisait par la présence de l'œil de Dieu accompagnant la flopée d'enfants jusqu'aux endroits où il n'avait pas affaire. Par exemple, la douche où, quand ce n'était pas lui, c'était son fils qui "surveillait si elle s'était touché la zézette". Alors, quand on est petite fille, prise dans les rets d'une ogresse, le seul choix pour survivre, c'est de correspondre aux standards divins édictés par la sainte mère. Ce qu'elle fit. Pour son plus grand mal.

Oh, il lui arrivait bien de voler une petite heure pour se soustraire au regard de Dieu la mère en allant se réfugier sous le cèdre protecteur d'où son regard embrassait l'horizon, mais cette évasion était immanquablement interrompue par le bruit d'une sonnette actionnée par la boiteuse les appelant à table. "Le Moignon, tu es une pute !", lâche alors l'artiste pour solde de tout compte.

Pourtant – mais ce n'est aucunement contradictoire, le désir étant par essence bivalent – ce qu'elle adorait petite fille, c'est caresser son moignon qui, à ses yeux, cristallisait toute sa féminité, la caractérisait. Une mère se devait de n'avoir qu'une seule jambe, si bien que le jour où elle croisa une unijambiste, elle s'y prit à deux fois pour être sûre que ce n'était pas sa maman…

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Suivront, comme un chapelet que l'on égrène, les interprétations clownesques des expressions de sa mère claudiquant, comme "il faut joindre l'utile à l'utile", "faut pas gâcher", jusqu'à recycler le papier toilette en le faisant sécher. Mais aussi les exigences démentielles comme l'accompagner tous les samedis pour rendre visite à une vieille clocharde dont elle devait subir les bisous poilus. La rédemption vivant au prix des pratiques de mortification.

Alors que restait-il comme échappatoire à la démence religieuse (Noël, c'était la fête de Jésus, pas de cadeaux au pied de la crèche) de cette mère jalouse inconsciemment que ses filles puissent, elles, jouir de leur passage sur Terre ? Les rêveries solitaires, s'inventer des amours interdites, et garder intacte quelque part en soi, même si on ne le conscientise pas sur le coup, la rage salvatrice à opposer à la morale sacrificielle. Ne pas être le prolongement d'un manque à jouir, échapper à cette mère vampire cherchant à compenser cette jambe qui lui avait été arrachée, elle qui rêvait d'ascension montagnarde. Dieu avait pris la place de son désir premier…

Et comme les histoires d'amours empêchées ne finissent pas toujours mal, grâce à la scansion de son analyste, apparaîtra que le manque de sa mère cristallisé dans son moignon, c'est aussi l'acceptation du manque qui permet de se détacher et de pouvoir, elle, tenir magnifiquement debout devant nous… sur ses deux jambes. Faire de cette "mère gargantuesque, l'héroïne de son théâtre", tel a été et est son viatique.

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Ainsi, sous forme d'un innocent diaporama familial des années soixante-dix quatre-vingts, l'artiste très en verve rejoue devant nous, avec un humour décoiffant, les étapes du chemin de croix qui fut le sien. Une sorte d'exutoire à la violence rentrée qui, grâce à ce que la psychanalyse nomme "abréaction" – libération de la tension lorsque l'affect enfoui et la verbalisation du souvenir font irruption dans le même temps –, la délivre du poids d'un passé qui n'arrête pas de passer en elle. Grâce à l'art vivant (et à sa psychanalyse) Frédérique Voruz a transféré l'autre scène… sur scène, et ce, pour notre plaisir et intérêt mêlés.

Un "spectacle" intelligent et drôle n'est donc pas un "occi-mort"… Quant à la chapelle des Lacaniens, s'il y en avait ce jour-là dans cette belle Chapelle des Halles, elle ne put que se (ré)jouir de cet "inconscient structuré comme un théâtre", le théâtre de "Lalalangue".

Vu le samedi 22 juillet 2023 à la Chapelle du Théâtre des Halles à Avignon.

"Lalalangue"

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Texte : Frédérique Voruz (publié aux éditions Harpercollins, collection "Traversée").
Mise en scène : Frédérique Voruz sous le regard bienveillant de Simon Abkarian.
Avec : Frédérique Voruz.
Scénographie et costumes : Frédérique Voruz.
Création lumière, régie son et régie générale : Geoffroy Adragna.
Création son : Thérèse Spirli.
Conseil artistique : Franck Pendino.
Par la Compagnie Aléthéia.
À partir de 11 ans.
Durée : 1 h 25.

•Avignon Off 2023•
A été représenté du 7 au 26 juillet 2023.
Tous les jours à 14 h (Relâche le jeudi).
Théâtre des Halles, Chapelle, 22, rue du Roi René, Avignon.
>> theatredeshalles.com

Tournée
1ᵉʳ septembre 2023 : Festival du Moulin de l'Hydre, Saint Pierre d'Entremont (61).
16 avril 2024 : Centre culturel Bleu Pluriel, Trégueux (22).

Yves Kafka
Lundi 7 Août 2023

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Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
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© Betül Balkan.
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On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

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