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Avignon 2023

•Off 2023• "À cheval sur le dos des oiseaux" Le jeune enfant et la mère, une histoire de la violence sociale ordinaire

Être née quelque part et ne plus le savoir, avoir perdu tout repère, dessaisie de soi pour n'être plus qu'un cas social géré comme ils peuvent par les travailleurs du social. Telle est Carine Bielen, un dossier avant d'être une femme, un être sans âge mais pas sans âme, qui se raccroche à son enfant comme à une bouée de sauvetage. Ce fils qu'elle a enfanté, suite à l'un des accidents de la vie constituant son lot depuis qu'elle est née, avec un QI en deçà de la norme, la rendant ipso facto "a-normale". Alors ce fils qui change sa vie, qui donne enfin sens à sa traversée, si on venait à le lui retirer suite à un "accident", que resterait-il d'elle ?



© Alice Piemme.
© Alice Piemme.
Céline Delbecq a donné à sa compagnie un nom des plus explicites : "La Bête noire". Fondant ses choix d'écriture sur un questionnement en profondeur de ce qui dysfonctionne dans la relation aux précaires et exclus de tous genres, elle explore avec finesse et sans concession aucune les parcours improbables de celles et ceux que notre société s'efforce, faute de pouvoir leur accorder une écoute suffisante, de rendre invisibles. Carine Bielen est une création de composition, un personnage de papier, et pourtant elle est la fidèle réplique de nombre de femmes invisibles auxquelles, le temps d'une représentation, elle prête sa voix.

Une femme – impressionnante Ingrid Heiderscheidt – émerge de l'obscurité où le noir de la scène confidentielle de La Chapelle du Théâtre des Halles avait gommé son existence. Ses gestes désarticulés traduisent le trouble qui l'habite. Quant à ses paroles, tels les fragments d'un discours lui-même désarticulé, elles jaillissent comme des éclats de conscience acérés comme des lames. "Je l'avais pas fait exprès, je dormais… La dame, elle dit, elle dit qu'il faut… qu'il faut pas dormir avec lui…". Ayant trouvé là un auditoire – nous, les spectateurs – la parole, réamorcée, peut désormais se couler dans le flot des émotions qui la submergent, au risque de la noyer corps et âme.

Elle le met dans son lit l'enfant, son enfant, et elle lui chante – regard attendri de l'actrice berçant dans ses bras un bébé imaginaire – les petits bateaux… "L'alcool, ça fait de la misère"… Instantanément, le regard s'assombrit. À la maison, il n'y avait pas le courant. Alors la nuit, comme elle a peur des bêtes, elle prend un petit verre de rouge. Et voilà. Et même quand il y a du vent, elle en prend plusieurs… C'est son échappatoire à elle, avec les magazines peuplés de stars sur des plages de luxe… La nuit, l'enfant pousse des cris à faire peur. "Laissez-le pleurer", elle lui a dit la dame, mais elle n'aime pas que son petit oiseau ait "la terreur dans sa tête". Il hurle quand elle fait ce que la dame lui dit. Alors, elle le prend dans son lit et le réchauffe. Cette nuit-là il y avait eu du vent, et elle l'a serré fort contre elle…

© Alice Piemme.
© Alice Piemme.
Éclats de voix, éclats de vie percutant de plein fouet la zone de confort où se retranche le public, microcosme représentant de la société. La femme mère reprend ses confidences heurtées pour confier comme il est gentil son bébé. Le jour, jamais il ne pleure, même une fois, elle s'est assise sur lui et il n'a même pas bronché. Il est né coiffé, ça porte bonheur ! Il n'a pas crié non plus quand on lui a enlevé la poche des eaux qui coiffait sa tête. La dame de l'échographie, elle, elle pleurait. Si ça se trouve, c'était son chat qui était mort…

L'innocence empreinte d'une humanité à fleur de peau non quantifiable dans la performance chiffrée d'un QI catégorisant. La débilité légère actée dans un dossier comme on grave dans le marbre d'une concession funéraire perpétuelle, ajoutant à l'exclusion sociale des précaires celle des handicapés mentaux à vie. D'ailleurs son propre frère n'avait-il pas un frelon dans la tête ? Et de rire, pour son fils, "il faudrait une moustiquaire !". Logan, un enfant conçu un jour comme beaucoup d'autres où elle avait trop bu. D'ailleurs, du père, elle n'a aucun souvenir. Et puis maintenant, c'est du passé tout ça, elle ne boit plus, enfin presque plus… sauf les jours où il y a du vent.

Enfant, elle montait à cheval sur le dos des oiseaux. Mère, les petits oiseaux, une kermesse, et son bébé et elle sont contents. Le visage de l'artiste, un instant, est traversé par un sourire lumineux. Il va bien son enfant, il réagit ! Regardez-le Madame ! D'ailleurs ne fait-elle pas tout bien comme il faut pour qu'on ne lui enlève pas son fils ? Elle qui a grandi dans un home (huit enfants, c'était trop à élever), avant d'être placée chez les handicapés. Non pas que dans les homes, elle ait été maltraitée, oh non, on lui donnait à manger et on lui apprenait à être propre, ou encore, on lui enseignait la vie des petits oiseaux, mais ça coupe de la famille, alors pas question d'abandonner Logan… Colère et effondrement qui s'ensuit.

© Alice Piemme.
© Alice Piemme.
"Vous savez à quoi je pense, vous le dites si je parle trop…", l'adresse frontale implique sans échappatoire possible dans l'histoire de cette femme au bord de la rupture avec ce qui motive son existence, la rattache à elle. Une histoire prise dans la compulsion de répétitions de celles et ceux qui ne peuvent échapper à leur destin de misère. Ainsi de Patrick, son frère protégé ressemblant d'ailleurs beaucoup à Logan, qu'elle prenait dans son lit avant… avant qu'il ne saute par la fenêtre. Et puis, l'accident de la route et le cancer, qui font que sa fratrie décimée ne se retrouvera désormais qu'au cimetière des pauvres.

Alors quand ce matin-là, la dame du centre est venue cogner à sa porte, faisant intrusion dans sa sphère intime, et qu'elle n'a pas voulu qu'elle lui donne le sein parce qu'elle avait bu de l'alcool – bien sûr, c'était une nuit où le vent avait soufflé très fort – et qu'elle a voulu lui prendre son bébé, alors elle l'a retenu par un bras, son fils… Ce bras qu'on l'accuse maintenant de lui avoir cassé… Le juge, il la soupçonne, elle qui "a reçu le monde entier d'avoir ce petit", c'est une erreur... Mais comme tous les gens modestes, elle est prête à penser que, finalement, ce sont les personnes haut placées qui savent mieux qu'elles… Alors, même si au fond d'elle, elle croit qu'elle s'en occupe bien de ce bébé, sa raison de vivre, elle acquiesce : "C'est vous, monsieur le juge, qui le savez mieux, que je m'en occupe pas bien". Quant à la chute, cette signature à apposer à la fin d'une déposition non lue, car elle "n'aime pas lire", elle résonnera longtemps dans nos mémoires d'alphabètes.

Percutant monologue interprété avec force par une actrice accomplie, qui, comme un puzzle à reconstituer pièce par pièce, donne à voir et à entendre le parcours chaotique de l'héroïne. Un récit de vie que cette laissée pour compte de l'existence, en marge de "la vie normale", tente de s'approprier devant nous. Elle qui, du plus loin qu'elle s'en souvienne, a toujours "été parlée" par d'autres qu'elle, parle enfin avec ses mots à elle…

Et c'est là la force "extra-ordinaire" du théâtre que de faire entendre la parole de celles et ceux qui sont privés de leur voix. Comme s'il fallait le recours de "l'art-ifice" pour dire le réel vécu. Une représentation bouleversante qui parle au plus profond de chacun en faisant vibrer les sensations refoulées face aux invisibles que l'on côtoie sans les voir.

Vu le mercredi 26 juillet 2023, à la Chapelle du Théâtre des Halles, Avignon.

"À cheval sur le dos des oiseaux"

© Alice Piemme.
© Alice Piemme.
Texte : Céline Delbecq (publié aux éditions Lansman).
Mise en scène : Céline Delbecq.
Assistant à la mise en scène : Delphine Peraya.
Avec : Ingrid Heiderscheidt.
Scénographie : Thibaut de Coster et Charly Kleinermann.
Dramaturgie : Christian Giriat.
Création lumière et régie générale : Aurélie Perret.
Création son : Pierre Kissking.
Régie lumière et son : Valentine Bibot.
Décors : Vincent Rutten.
Costumes : Thibaut de Coster et Charly Kleinermann.
Compagnie de la Bête Noire.
Spectacle à partir de 16 ans.
Durée : 1 h.

•Avignon Off 2023•
A été représenté du 7 au 26 juillet 2023.
Tous les jours à 16 h 30 (Relâche le jeudi).
Théâtre des Halles, Chapelle, 22, rue du Roi René, Avignon.
>> theatredeshalles.com

Tournée
11 octobre 2023 : Festival Voix de Femmes, Liège (Belgique).
14 octobre 2023 : Centre Culturel, Braine-l'Alleud (Belgique).
Les 19 et 20 octobre 2023 : Théâtre, Namur (Belgique).

Yves Kafka
Mardi 22 Août 2023

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© Ève Pinel.
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