La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•Off 2023• "Heureux les orphelins" Ou comment revisiter le mythe d'Electre et mettre en garde contre le pouvoir dévoyé de la parole et du Verbe

Ce soir, Electre retrouve son frère Oreste, mais l'ombre de leur mère dans le coma plane sur leurs retrouvailles. Cette nuit, un éclair perce les songes d'Electre, apportant une lumière nouvelle sur la disparition de leur père. Il n'atteindra pas Oreste qui veille tard pour écrire les éléments de langage attendus par son ministre pour défendre les pesticides. Demain, la voix d'Electre devra convaincre Oreste d'agir et se frayer un chemin parmi les paroles vides de sens et les propos insaisissables auxquels elle se heurtera. Ce sera alors le moment de faire éclater la vérité, en opposant les mots qui révèlent un silence qui tue.



© Compagnie hors du Temps.
© Compagnie hors du Temps.
Alors que 2024 marquera les quatre-vingts ans de la mort de Jean Giraudoux, Sébastien Bizeau s'est inspiré d'Electre qui alliait mythologie et modernité, pour interroger la puissance du langage dans notre société. Il confronte ce questionnement actuel à la mécanique ancestrale de la violence racontée dans le mythe des Astrides.

Pièce sélectionnée dans le cadre du Festival Phenix, "Heureux les Orphelins" est une pièce magistrale. Nous pourrions arrêter là notre critique mais "c'est un peu court" sans doute ! L'écriture de la pièce mêle avec une très grande ingéniosité la comédie satirique et la tragédie comme dans la pièce de Giraudoux dont elle s'inspire. Il est certain que le célèbre dramaturge aurait apprécié la subtile mise en scène et la version remarquablement écrite par Sébastien Bizeau, lui qui avait aussi "entrelacé mythe séculaire et références modernes" (sic).

Sur le plateau, les cinq comédiennes et comédiens évoluent avec une grande virtuosité et endossent tour à tour différents rôles sauf Maou Tulussi qui conserve le rôle d'Electre durant toute la pièce et Matthieu Le Goaster celui d'un Oreste au premier abord assez distant et réfractaire aux propos de sa sœur, mais qui s'apaisera malgré tout peu à peu.

© Compagnie hors du Temps.
© Compagnie hors du Temps.
Cindy Spath interprète brillamment le rôle de Clytemnestre, celui d'une secrétaire de cabinet débordée canalisant tant bien que mal son ministre quelque peu débordé lui aussi et une employée du funérarium. Paul Martin, comédien et chanteur, virevolte brillamment entre Pylade, un serveur très proche de ses clients, un notaire et un second de cuisine.

Notons la performance toute incarnée avec une prodigieuse justesse de Jean-Baptiste Germain qui, quant à lui, sera respectivement ce fameux ministre dépassé par sa mission et ne trouvant pas les mots pour défendre les pesticides - et de ce fait rendant les actions impossibles -, Egyste, un prêtre émouvant - peut-être son meilleur rôle ici - mais aussi un simple livreur.

Electre, interprétée par Maou Tulussi, captive par sa puissance de conviction et ses tentatives de réconciliations familiales avec Oreste et "occupe" à plusieurs niveaux l'espace scénique bien joliment. Avec grâce et élégance, elle tente de se dépatouiller avec le jargon médical ou notarial qu'elle et son frère devront nécessairement être confrontés étant donné le coma dans lequel leur mère est plongée.

Le choix des transitions "cut" qui consistent à utiliser le dernier mot d'une scène pour en faire le premier de la scène suivante est véritablement un trait de génie quant à l'écriture du texte ! Albert Camus a dit que "mal nommer les choses, c'est participer au malheur du monde". Cette célèbre phrase a ici une place toute particulière et Sébastien Bizeau en a usé avec brio. Rien de pire que "les mots qui sont les armes de notre monde contemporain", comme il le précise fort justement.

© Compagnie hors du Temps.
© Compagnie hors du Temps.
"Ces mots qui imposent leur vérité et scellent des destins. Les joutes oratoires entre députés ont remplacé les duels, et ce, depuis seulement soixante ans ! La puissance symbolique de la parole est devenue l'instrument clé du pouvoir. On le constate au quotidien avec cette "novlangue" managériale ou les éléments de langage au quotidien. Or comment dénoncer les faits sans que la parole ne les exprime ?", Sébastien Bizeau.

Peu importe où Sébastien est allé puiser cette idée de mixer le mythe d'Electre à cette dérive du Verbe que, malheureusement, nous constatons toutes et tous bien souvent dans notre monde contemporain ! Peu importe, parce que le résultat est là : foisonnant d'inventivité créatrice tant par le texte lui-même que par le jeu des cinq comédiennes et comédiens chez qui on sent une réelle complicité. Et quoi d'autre aussi que l'humour pour "dénoncer", surtout lorsqu'il est manié avec grandes sobriété et justesse, tel qu'il a su si bien le faire.

Une belle idée qu'il a eu d'entamer des formations en art dramatique après ses études à Science Po et son parcours dans les affaires publiques. Nous n'aurions jamais pu assister à ce moment théâtral incroyable qui nous bouleverse tant ! Parce que les révélations qui s'opèrent dans cette pièce, notamment autour du pouvoir du langage ou au contraire de celui des silences destructeurs, c'est aussi pour la plupart d'entre nous "notre" histoire.

"Le langage, c'est une arme pour les politiques et les industriels, mais aussi entre des êtres qui s'aiment, une arme d'amour ou de mensonges", comme le souligne à juste titre la comédienne Béatrice Agenin, Molière 2020, qui a fortement apprécié la pièce.
Et elle n'est pas la seule…

"Heureux les orphelins" sera à coup sûr un des temps très fort d'Avignon 2023.
Ne gardons pas le silence là-dessus, bien au contraire !
À ce titre, la fin de la pièce relève, elle aussi, d'un trait de génie. Tout simplement.
Mais "chuuuuuuut"!

"Heureux les orphelins"

© Compagnie hors du Temps.
© Compagnie hors du Temps.
Texte : Sébastien Bizeau, librement inspiré d'Electre de Jean Giraudoux.
Mise en scène : Sébastien Bizeau.
Avec : Jean-Baptiste Germain, Matthieu Le Goaster, Paul Martin, Cindy Spath et Maou Tulussi.
Par la Compagnie Hors du Temps.
Création au Théâtre de l'Atelier, Paris, les 5 février, 16 mars et 11 avril 2022.
Sortie de résidence : Théâtre de L'Oriflamme, Avignon, les 26 et 27 novembre 2022.

Sélection officielle Phénix Festival
3, 4 et 18 juin 2023 à 16 h.
Théâtre Les Déchargeurs, Paris 1er, 01 42 36 00 50.
>> lesdechargeurs.fr
>> phenixfestival.com

© Compagnie hors du Temps.
© Compagnie hors du Temps.
•Avignon Off 2023•
Du 7 au 29 juillet 2023.
Tous les jours à 16 h. Relâche le dimanche.
Théâtre de l'Oriflamme, 3-5, rue Portail Matheron, Avignon.
Réservations : 04 88 61 17 75 ou
>> loriflamme-avignon.fr

Tournée
23 juin 2023 : Théâtre de La Garenne, La Garenne-Colombes (92).
17 novembre 2023 : Espace Corot, Rosny sur Seine (78).
10 au 12 et 17 au 19 décembre 2023 : Théâtre les Déchargeurs, Paris 1er.

Brigitte Corrigou
Jeudi 15 Juin 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024