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Avignon 2023

•In 2023• "Welfare" Fragments d'un discours à vif : l'humanité telle quelle

Faire théâtre du documentaire éponyme tourné par Frederick Wiseman en 1973 – filmant en noir et blanc dans un centre social new-yorkais les échanges entre travailleurs sociaux et demandeurs – pouvait s'apparenter à une gageure. En effet, même si Julie Deliquet est experte en la matière depuis ses adaptations au plateau de films de Bergman, Desplechin et Fassbinder, là, il s'agissait de partir non d'œuvres fictionnelles, mais de vécus documentés. À entendre quelques réflexions échappées vers onze heures hier au soir des marches du prestigieux Palais des Papes, il n'était pas sûr que la metteuse en scène ait réussi (pleinement) son pari. Quoique…



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
En effet, voir et entendre ces rencontres entre démunis des deux bords (les exclus d'une société qui ne veut pas d'eux et les travailleurs sociaux confrontés sans moyens à la détresse inhumaine) tournées en boucles pendant deux heures et demie est tout sauf "spectaculaire". Foin des mises en jeu léchées fourbies au coin d'un esthétisme consommé, place à la confusion articulée (sic) de paroles et gestes fusant comme des décharges libérant le trop-plein des détresses vécues. Immersion au cœur d'un centre d'urgence - cf. "Urgence crier" d'André Benedetto, fondateur du festival Off - où il s'agit là de trouver, dans le dédale des rouages administratifs, rien moins que les quelques dollars permettant de (sur)vivre.

Tapis de gymnastique empilés, but de hand, panneau de basket, filet contenant des ballons, le plateau de la Cour est transformé en immense gymnase, le sol peint en vert portant les tracés des lignes blanches des aires de sport. C'est dans ce décor, rendu désormais familier suite aux campagnes de vaccinations contre la pandémie, que le centre d'urgence va accueillir les cabossés de l'existence, actrices et acteurs transgénérationnels et transculturels d'une "comédie humaine" dont nous pourrions, nous aussi, faire partie. Et c'est bien à cet endroit précis que se noue la capacité (ou pas) de chacune et chacun à "entrer" dans la pièce montée par Julie Deliquet dont l'engagement authentique ne peut être mis en doute.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sous l'œil ô combien avisé d'un imposant sergent noir de peau, coiffé d'une casquette noire et d'un long manteau noir, vont se succéder les "comédiens humains" en interaction avec les employés et superviseurs du centre social, eux aussi en prise avec leur humanité bousculée par celles et ceux qu'ils ont mission d'accompagner. Il y a là une femme ne vivant plus sous le même toit que son mari, mère de quatre enfants et enceinte jusqu'aux yeux, menacée d'être radiée de ses droits, à laquelle on demande de produire bulletins de paye de l'époux volatilisé et… certificat de grossesse ! Se sentant littéralement "torturée" par la superviseuse, elle trouvera une écoute plus ouverte en la personne du travailleur social.

Un couple crevant de faim – lui, ancien travailleur social, frappé d'incapacité de travail suite à une cure de désintoxication ; elle, polonaise, atteinte de troubles moteurs cérébraux et mère d'un enfant – tentera d'ouvrir ses droits entre deux crises de désespoir violent… Un monsieur très digne dans sa vêture et au parler parfait, contraint suite à une maladie de démissionner pour n'être pas renvoyé de son poste de responsabilité, n'ayant plus les moyens d'acheter la nourriture qu'il vole, s'avèrera prophète de la décadence annoncée de l'Empire qui après avoir chassé les Indiens d'Amérique réserve le même sort aux démunis de tous ordres.

Et dans la cohue des stress s'ajoutant les uns aux autres, une dame, bonnet vissé sur le crâne et sac plastique en main, se débattra avec son incapacité à faire entendre son identité perdue suite à une erreur malencontreuse des services sociaux. Malgré les efforts d'un employé tentant de démêler l'imbroglio administratif la privant de ses droits, la dame laissée pour compte finira par craquer en se jetant violemment sur l'employé. Elle devra être prise en charge par les autres demandeurs solidaires après avoir été plaquée au sol par le gardien… Un homme noir athlétique, usant de son verbe haut, réclamera à cor et à cri un logement social, le sien ayant été détruit par un incendie du Bronx. L'interrogatoire révélera sous l'agressivité affichée les fêlures de celui qui, toxico, à écoper naguère de onze ans de prison et n'entend pas y retourner ; trouver à se loger est pour lui l'antidote à la récidive.

Après une pause (assimilable à une mi-temps sportive où plusieurs s'essaient à marquer des paniers), le fantasme de l'ex-prisonnier du Bronx, chanteur à ses heures, rencontrera celui de l'employée lui refilant son 06 pour pouvoir la joindre en cas de besoin. Demandeur et aidante, réunis dans le même désir humain… Et puis il y aura cet ancien combattant, victime engagée en Corée qui, en plus de réelles séquelles physiques, a développé un racisme à fleur de peau, faisant de lui un être haut en couleur…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Parfois – souvent – les tragédies à l'œuvre s'émaillent de saillies comiques car l'existence est ainsi faite que pour échapper à l'insoutenable, l'humour volontaire ou non s'invite comme une soupape de sécurité. Ainsi de charybde en scylla, ces humanités mises à mal cheminent-elles, autant celles des accompagnants (la superviseuse s'effondrera, épuisée) que celles des demandeurs en quête de solutions de survie. Suspendues aux paroles qui s'enchevêtrent les unes aux autres, ces existences "ordinaires", à défaut d'avoir pu trouver les réponses concrètes ardemment recherchées, auront tissé entre elles un lien précieux. Un exemple de démocratie vivante à opposer à un État sourd à la détresse des "nuisibles".

Julie Deliquet ne peut donc être taxée d'être passée à côté de son objectif : faire théâtre d'une réalité vécue dans les années soixante-dix sur un autre continent, une réalité dont les échos sonores viennent se briser sur nos murs de 2023. En nous immergeant de manière (dé)construite dans ce centre d'urgence, elle contribue à déciller nos yeux sur ce que nous ne préférons pas voir, nous spectateurs invités dans une Cour d'Honneur prestigieuse.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Et si un malaise latent nous gagnait, ou seulement le sentiment d'un ennui manifeste engendré par des situations répétitives sans horizon d'attente autre qu'une maigre poignée de dollars attendue comme un viatique, c'est justement là qu'il faudrait apprécier la réussite de son entreprise artistique : le résultat d'une immersion sans concession due à l'initiative d'une jeune femme metteuse en scène faisant du théâtre le lieu privilégié de l'indignation à partager.

Vu pour l'ouverture du Festival, le mercredi 5 juillet 2023, dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes d'Avignon.

"Welfare"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création Festival d'Avignon 2023 en français, surtitré en anglais.
D'après le film éponyme de Frederick Wiseman (1973).
Traduction : Marie-Pierre Duhamel Muller.
Mise en scène : Julie Deliquet.
Avec : Julie André, Astrid Bayiha, Éric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Évelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnès Ramy, David Seigneur et Thibault Perriard (musicien).
Adaptation scénique : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos.
Collaboration artistique : Anne Barbot, Pascale Fournier.
Scénographie : Julie Deliquet, Zoé Pautet.
Lumière : Vyara Stefanova.
Musique : Thibault Perriard.
Costumes : Julie Scobeltzine, assistée de Marion Duvinage.
marionnette : Carole Allemand
Durée : 2 h 30.

•Avignon In 2023•
Du 5 au 8 et du 10 au 14 juillet 2023.
Représenté à 22 h.
Cour d'honneur du Palais des papes, place du Palais, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Audiodescription le 13 juillet.
Spectacle diffusé le 7 juillet sur France 5 et le 23 juillet sur Culturebox.

Tournée
27 septembre au 15 octobre 2023 : Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis (93).
15 au 19 janvier 2024 : Théâtre Dijon Bourgogne, Dijon (21).
24 janvier au 3 février 2024 : Les Célestins, Théâtre de Lyon, Lyon (69).
14 février 2024 et 15 février 2024 : Le Quartz, Brest (29).
20 février 2024 et 21 février 2024 : La Passerelle, Saint-Brieuc (22)
6 au 9 mars 2024 : Comédie de Genève, Genève (Suisse).
13 au 15 mars 2024 : La Comédie de Reims, Reims (51).
20 et 21 mars 2024 : Théâtre de l'Union, Limoges (87).
26 et 27 mars 2024 : La Coursive, La Rochelle (17).
4 et 5 avril 2024 : L'Archipel, Perpignan
9 au 11 avril 2024 : La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (42).
17 au 19 avril 2024 : Théâtre du Nord, Lille (59).

Yves Kafka
Vendredi 7 Juillet 2023

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À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

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Gil Chauveau
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© Betül Balkan.
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19/06/2024
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26/03/2024