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Avignon 2023

•In 2023• "Angela (a strange loop)" Un ovni, ça c'est sûr… mais génial ou… bof ? Telle est la question mon cher Watson

La référence à Shakespeare accouplé à Conan Doyle, ça, c'est du grand n'importe quoi à imputer au (dis)crédit de l'auteur de cet article. En effet, quel rapport ce renvoi peut-il bien entretenir avec ce que Susanne Kennedy et Markus Selg, les géniaux géniteurs avant-gardistes d'Angela, ont montré à Avignon ? Aucun, bien sûr ! Si ce n'est qu'après avoir assisté à ce gloubi-boulga (tiens, ce mot est fort daté…) de prétentions novatrices, on se sent tout permis… Pour un lecteur averti, cette accroche pourrait laisser penser que de sérieuses (!) réserves seraient à opposer au concert d'éloges s'élevant d'une certaine intelligentsia (oh la la, que n'ai-je dit là…), créant le buzz des soirées branchées de la Cité du Palais des Papes…



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Immergé dans le décor naturel d'une pièce unique aux peintures criardes, où un matelas jeté contre une cloison accueille l'héroïne ayant pleine vue sur un écran suspendu, le spectateur va être absorbé par les méandres d'"une boucle étrange" mêlant jusqu'à plus soif réalité virtuelle et virtualité réelle, retour vers le futur et projection vers le passé, quand ce n'est pas le présent qui tonitrue de manière distordue (cf. plus loin). Ainsi, avalé littéralement par la débauche de vidéos futuristes projetées en boucle, et déstabilisé par l'éclatement des repères spatio-temporels de la dramaturgie – "Cette histoire s'est passée hier, mais je sais que c'est demain" – le spectateur serait sensé vivre une expérience sensorielle extraordinaire…

… expérience de si haute intensité qu'elle lui ouvrirait grand les portes d'un état quasi hypnotique lui permettant de percevoir ce qui se trame dans nos vraies vies. Attention danger ! Vous êtes sous la coupe des nouvelles technologies intrusives faisant confondre tous les plans, vous êtes sous influence, l'intelligence artificielle prend le contrôle de vos existences, semble-t-on lire entre les lignes… Quand on reprend nos esprits, sonné évidemment qu'on était par cette traversée fantastique du monde d'Angela, on est saisi d'effroi… Le scoop est révolutionnaire… jusque-là, on n'avait jamais pensé à ça…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Cette jeune adulescente face à nous, les yeux rivés sur son portable, guettant les messages de ces followers, groupies inconditionnelles ("Je t'adore parce que tu es vraie") des vidéos qu'elle poste sur son site consacré à son étrange maladie, vit au travers d'une réalité recomposée qui lui échappe pour l'entrainer vers des paysages psychédéliques (très belles vidéos réalisées avec des logiciels "générateurs de fractales 3D" – lu dans le D.P.)… d'où elle reviendra pour retrouver sa mère, son petit ami et une amie, tous vivant dans un monde sans repères temporels. Ainsi la fille accouchera-t-elle d'un étrange fœtus retiré de sa bouche, cordon à l'appui pour donner naissance… à elle-même, ce bébé étant… celui de sa mère.

Sur l'écran de TV suspendu en hauteur, un chat speaker commentera les différents épisodes avec la hauteur de vue de celui qui connaît l'Histoire. N'est-il pas l'un des survivants de la planète lointaine où des bêtes savantes régnaient avant qu'une étoile n'implose, déversant un froid glacial anéantissant toute vie ? Un autre être énigmatique, celui-ci bien vivant sous sa tunique diaphane découvrant son anatomie, écho d'une figure mythologique et/ou de SF, crâne rasé, archet et violon en main, accompagnera silencieusement le drame en jeu.

Quant au quotidien de la pièce unique, se déroulant entre faux chat et statuettes de bouddhas, il bénéficiera lui aussi d'un traitement technologique particulier. En effet, les dialogues entre la mère, la fille et les deux personnages cités plus haut, nous parviendront enregistrés en studio afin que le playback rende compte de la distorsion entre le monde donné à voir et celui que l'on croit voir vivre en direct… même si l'indigence (assumée) des propos échangés pourrait laisser effectivement croire à des échanges "naturels".

Le réalisme des spasmes secouant l'héroïne dont les urines sont noires, du sang qu'elle crache, de l'accouchement sanguinolent – la vidéo préférée du chat de l'écran ! – mêlé aux traces mnésiques d'un monde blanc où la forêt brûlait et elle dans le soleil, constituent une seule et même entité… indémêlable comme le bébé qu'elle "tousse" (dixit le petit ami). Et le chat prophète d'un monde SF de commenter : "Et les éléments fondront dans la chaleur brûlante". Avec un dernier tableau, renversant encore les perspectives entre la réalité de ce qui s'est joué et le perçu que l'influenceuse youtubeuse a pu en avoir.

"Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie", écrivait, inspiré, Lautréamont dans "Les Chants de Maldoror" au XIXe siècle, repris en chœur au XXe par les surréalistes faisant de lui "le prince des poètes" en écho à son lyrisme noir et à sa liberté de (dé)composition. Cependant, au XXIe débutant, il ne suffit pas de convoquer l'appareillage des nouvelles technologies digitales dites intelligentes et autres logiciels de modélisation, pour prétendre proposer une forme surréaliste aux accents poétiques.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Une forme nouvelle… "Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu'il faut, et, s'il n'y en a pas, alors, tant qu'à faire, plutôt rien", ainsi parlait Konstantin Treplev, le jeune dramaturge au destin tragique imaginé par Anton Tchekhov. Ici, la forme nouvelle conçue par la (pro)metteuse en scène Susanne Kennedy et l'artiste multimédia Markus Selg, forme nouvelle susceptible de subvertir nos consciences assoupies afin de les éclairer par une expérience sensorielle hors du commun, ne semble hélas n'avoir été qu'un leurre laissant sur la touche celles et ceux (et ils sont nombreux parmi les festivaliers, mais, il est vrai, beaucoup moins audibles que les ténors qui s'expriment dans les colonnes spécialisées) qui ne vouent pas aux dieux numériques une adoration immodérée.

Et que l'on ne fasse pas de ce point de vue – pas plus "objectif" que les autres ne le sont… – un énième prétexte pour rallumer la querelle ancienne… des Anciens et des Modernes. Là n'est pas le sujet. Philippe Quesne, Geneviève Vienne, Angelica Liddell, Romeo Castellucci, et d'autres précurseurs chroniqués dans les colonnes de cette même revue savent à quel point on apprécie leur vision d'un art en perpétuel mouvement.

Vu le lundi 17 juillet 2023 au Gymnase du Lycée Aubanel à Avignon.

"Angela (a strange loop)"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Allemagne/Création 2023. Spectacle en anglais surtitré en français.
Conception, texte et mise en scène : Susanne Kennedy.
Conception et scénographie : Markus Selg.
Avec : Tarren Johnson, Ixchel Mendoza Hernández, Dominic Santia, Kate Strong et Diamanda La Berge Dramm (musique en direct).
Voix : Ethan Braun, Tarren Johnson, Rita Kahn Chen, Susanne Kennedy, Diamanda La Berge Dramm, Ixchel Mendoza Hernández, Ruth Rosenfeld, Dominic Santia, Marie Schleef, Rubina Schuth, Cathal Sheerin, Kate Strong.
Dramaturgie : Helena Ecker.
Musique : Richard Alexander, Diamanda La Berge Dramm.
Lumière : Rainer Casper.
Son : Richard Alexander.
Vidéo : Rodrik Biersteker, Markus Selg.
Costumes : Andra Dumitrascu.
Assistantes artistiques aux costumes : Anna Jannicke, Anastasia Pilepchuk.
Direction technique : Sven Nichterlein.
Construction de décor : Stefan Pilger.
Collaboration artistique : Friederike Kötter.
Stagiaire mise en scène : Tobias Klett.
Durée : 1 h 45.

•Avignon In 2023•
Du 14 au 17 juillet 2023.
Représenté à 19 h chaque soir (+ à 23 h les 15 et 16 juillet).
Gymnase du Lycée Aubanel, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
19 et 20 septembre 2023 : Romaeuropa Festival, Rome (Italie).
14 et 15 octobre 2023 : Národní Divadlo - Théâtre National, Prague (République Tchèque).
Du 8 au 17 novembre 2023 : Festival d'Automne, Paris (France).
9 et 10 décembre 2023 : Volksbühne am Rosa-Luxembourg-Platz, Berlin (Allemagne).
28 et 29 février et le 1er mars 2024 :Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse).
8 et 9 mars 2024 : Teatros del Canal, Madrid (Espagne).
15 et 16 mars 2024 : Teatro Nacional São João, Porto (Portugal).
20 et 21 mars 2024 : Teatro Aveirense, Aveiro (Portugal).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Jeudi 20 Juillet 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023