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Théâtre

FAB 2019 "Scelŭs [Rendre beau]" Plongée dans les eaux troubles des secrets familiaux, propriétaires tentaculaires des destinées humaines

Solenn Denis et son collectif Le Denisyak affectionnent, dans leurs créations, les figures de monstres trouant notre société policée, non par penchant pervers pour la fange mais parce que, dans les replis du monstrueux, se dit l'Humanité. Après "SStockholm" et l'enfermement incestueux, il y eut "Sandre" et l'impensable infanticide. Ce troisième volet - clôturant la trilogie consacrée aux névroses "ordinaires" générées spontanément par le terreau familial - s'extrait de l'univers intimiste des deux premiers pour mieux s'exp(l)oser sur le grand plateau.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Dans une scénographie faisant métaphoriquement écho à la boîte noire de l'inconscient - dont la plus grande vertu est de le rester -, un homme encore jeune, émergé de l'obscurité, prend place sur l'avant-scène, s'apprêtant à se passer la corde au cou non sans avoir lancé une dernière adresse au monde des vivants (dont nous sommes ce soir, à notre corps défendant, les représentants) : "Regarde la chute d'un homme… Me regarder choir pour te sentir vivant…".

Un autre homme, au corps hors normes, surgi des ténèbres, du fond de scène, rampe en prenant appui énergiquement sur ses avant-bras afin de rejoindre l'estrade de coin où l'attend une guitare Fender de rock star. C'est à lui qu'il reviendra d'endosser le rôle du Coryphée grec inauguré par ce commentaire liminaire : "Comment se rappeler que l'on est bien vivant ?… Es-tu rentable ou non ? Si tu ne l'es pas, va donc crever…".

Le cadre tragique étant posé, il est sur le champ remis en cause par les saillies burlesques de la mère (jouée par un homme en peignoir largement ouvert) s'adressant au fils - suicidé raté - pour lui intimer un peu plus de décence dans l'expression de son mal de vivre. Ses cris l'ont réveillée ! Et quelle idée de vouloir mourir la veille de son anniversaire… ça pouvait bien attendre le surlendemain ! Le tout ponctué d'une pittoresque déclaration d'amour maternel : "Je t'aime, mais vraiment tu me fais chier…". Le ton est donné : la tragi-comédie des névroses familiales empilées va pouvoir se déplier.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Retour aux sources de la tragédie… Le scénario balisé par les trois étapes - le dolor, le furor et le nefas ; douleur, fureur et crime, en français dans le texte - de la trame tragique gravée dans le marbre antique, ne rencontrant ici que ses deux premières périodes, libère un espace aussitôt occupé par le burlesque. Au crime extraordinaire du nefas propulsant son auteur au rang de héros monstrueux tragique qu'aucun châtiment ne pourra jamais exonérer, condamnant ce dernier à errer glorieusement hors de l'humanité, s'opposera ici le crime ordinaire du scelŭs - scélérat -, simple monstre humain susceptible d'expier la faute qui lui échoit par héritage.

Mais de quel "crime ordinaire", de quel scelŭs secret s'agit-il en la circonstance ? Sans le dévoiler aucunement, ce que l'on peut dire, c'est que les infortunés protagonistes, de là où chacun se trouve ou semble se trouver, auront affaire avec une hérédité pour le moins chargée les conduisant à errer à la recherche d'une vérité qui les fuit et/ou qu'ils fuient. Tenter sans force mais avec rage de garder l'équilibre, afin de ne pas disparaître avec le mensonge qui les engloutit, telle est leur quête.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Le frère dépressif - incarné version rock par Erwan Daouphars -, bourré de cachetons par une mère "prévenante", hallucinera le retour de sa sœur aimée disparue mystérieusement. Cette dernière - truculente, tonitruante, époustouflante (et on pourrait ajouter encore des adjectifs) Julie Teuf - qui n'a pas sa langue (que) dans sa poche, s'avèrera être très "mère poule" pour ce frère chéri. Quant au Chien, créature couverte d'immondices sous des habits de sacs plastiques cousus main et vivant dans une excavation sordide, il se révélera être un monstre d'humanité sensible, prêt à accueillir en son sein le fruit de ses œuvres passées.

De rebondissements en rebondissements, de révélations en révélations, se dévoilent les tragiques destinées de représentants d'une humanité en marge (et non "en marche", ce serait là vulgarité avérée…), si criante de vérité profonde dans son langage cru. De qui sommes-nous faits ? Le roman familial freudien qui prête à chacun des questionnements sur son origine, sur la nature de ses géniteurs, trouve là une traduction "spectaculaire" convoquant les ressources du théâtre et de l'extravagance baroque pour dire ce qu'il peut y avoir de troublant dans la question de l'identité et des secrets familiaux qui la recouvrent.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Tous les comédiens, sans exception, apparaissent assez exceptionnels dans leur interprétation tant ils se jettent à corps perdu dans leur rôle, écrit semble-t-il pour eux, faisant corps avec lui. Aussi bien ceux dont le nom a préalablement été cité, que l'étonnant et protéiforme Philippe Bérodot (en femme et homme, indistinctement, avec autant d'aisance naturelle) et le très "habité" Nicolas Gruppo dans le rôle du Coryphée musicien (chapeau bas, l'artiste).

La scénographie - construite autour de l'immense boîte noire "à tiroirs", d'où tombera des cintres une gigantesque croix lumineuse réifiant sur la scène présente l'obsédante présence-absence de la disparue, porteuse des secrets familiaux ensevelis avec elle - est en parfaite adéquation avec la noirceur abyssale du sujet exposé. Sa conception est de nature à projeter jusqu'à nous le mystère opaque des origines.

S'il y avait une réserve à émettre face à ce troisième volet de l'implacable tragédie familiale aux résonances diffractées, où amours et névroses fusionnent pour tisser inextricablement les fils d'existences (dés)héritées, elle serait peut-être à trouver du côté du texte prêté au Coryphée. En effet, la longue litanie de poncifs égrenés à l'envi par ce style d'écriture en décalage avec les attentes contemporaines peut lasser et, a contrario, du but recherché, risque d'affadir (et non la renforcer) la truculence à accorder - elle sans réserve aucune - aux dialogues.

"Scelŭs [Rendre beau]"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux.
Texte : Solenn Denis (texte publié aux Éditions Lansman).
Mise en scène : Le Denisyak (Solenn Denis & Erwan Daouphars).
Assistante à la mise en scène : Clémentine Couic.
Avec : Julie Teuf, Philippe Bérodot, Erwan Daouphars et Nicolas Gruppo.
Scénographie : Éric Charbeau et Philippe Casaban.
Lumière : Yannick Anché et Fabrice Barbotin.
Stagiaire lumière : Alexiane Trapp.
Son : Julien Lafosse.
Chorégraphe : Aurélie Mouilhade.
Costumes : Kam Derbali.
Construction décors : techniciens du TnBA.
Régie plateau : Philippe Couturier et Cyril Muller.
Durée estimée : 1 h 45.

Septembre/Octobre 2019, en résidence de création au TnBA.
Création du 9 au 19 octobre 2019.
Du mardi au vendredi à 20 h, samedi à 19 h.
Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (TnBA), Salle Vauthier, Bordeaux, 05 56 33 36 80.
>> tnba.org

Le FAB se déroule du 4 au 20 octobre 2019.
>> fab.festivalbordeaux.com

Tournée 2019/2020
17, 18 décembre : La Passerelle - scène nationale, Saint-Brieuc (22).
25 et 26 mars : Théâtre des Îlets - CDN, Montluçon (03).
Avril 2020 : Festival Mythos, Rennes (35).

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.

Yves Kafka
Mercredi 16 Octobre 2019

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