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Théâtre

"À condition d'avoir une table dans un jardin" étrille et dissèque avec un humour sans concession l'héritage colonial et les mœurs ridicules du monde occidental

Une table, c'est une table. Une table en bois. Un bois exotique parce que c'est à la mode chez les petits bourgeois de banlieue. D'ailleurs, tous les voisins dans tous leurs jardinets ont la même table ou presque sous l'arbre étriqué qui survit à peine au milieu d'une pelouse qui peine, sous la jolie guirlande électrique qui donne comme un air de guinguette au lopin de terre entouré de mur qui fait la fierté de ce couple de quadra qui veut le meilleur pour ses trois enfants : de l'air, un endroit sûr où s'ébattre, un pavillon chèrement désiré et acquis, et au milieu donc du jardinet, une table qui fait l'envie de tous, une table solide, massive et surtout authentique puisqu'elle a été taillée dans le tronc d'un iroko, un arbre subsaharien, inestimable pour sa qualité, mais victime de la déforestation, hélas.



© Christophe-Raynaud-de-Lage.
© Christophe-Raynaud-de-Lage.
Voici donc une toute petite partie du continent africain posée sur le bout de pelouse de Fabienne et Arnaud Parquet (que de bois !) en voie de réalisation du bonheur pavillonnaire à Bougival. Gérard Watkins, auteur et metteur en scène de la pièce, a l'idée de faire surgir de ce bout de continent, un peu à la manière des contes orientaux, une clause. Une clause minuscule quasi magique que le couple a signée dans les conditions générales de vente de cette table en iroko, il y a dix ans jour pour jour. Une clause qui stipule qu'au bout de dix ans, les acheteurs de la table devront accueillir un habitant d'une forêt équatoriale pendant onze nuits et dix jours.

C'est ainsi que de cette table qui est l'emblème de la réussite admirable de la famille Parquet, dont ils peuvent être fiers, comme de leurs trois bambins nourris au grain, va, on peut dire, surgir Darius Wengue, Bambuti de la République Démocratique du Congo, qui vient réclamer la réalisation de la clause. Et cela va être un bouleversement total de cette cellule familiale si conventionnelle et stéréotypée. Avec deux faits remarquables : primo, en bon citoyen soumis à l'ordre de la société, ils acceptent de réaliser la clause, secundo, ils prennent peur à l'arrivée de cet étranger dans leur maison au point de cacher leurs enfants pour qu'ils ne le voient pas…

© Christophe-Raynaud-de-Lage.
© Christophe-Raynaud-de-Lage.
Et pour finir avec les détails de l'histoire, l'hôte attendu, Darius Wengue, du peuple Bambuti (que les premiers colons européens ont appelé Pygmée – information révélée au Parquet), n'est ni en tenue tribale ni n'est petit, mais au contraire grand, habillé d'un costume trois-pièces excellemment taillé et typiquement occidental. Son apparence défie immédiatement tous les préjugés du couple. Sa personnalité également puisque loin de ses ancêtres cueilleurs chasseurs, celui-ci est reporter pour Radio Okapi (radio congolaise) dont le but est d'observer, tel un ethnologue sans préjugés, les mœurs, les coutumes et la culture de ces bourgeois du XXIe siècle installés à Bougival, banlieue de Paris, France.

Grâce à cette intrigue, Gérard Watkins va inverser en quelque sorte les rôles de colons et de sauvages. Mais il ne réalise pas là un simple effet de miroir, même s'il utilise ce procédé commode et drôle dans quelques scènes, comme lorsque le reporter observe la dentition de Fabienne pour y chercher les milliers d'euros qu'elle y a mis en implants – une image qui renvoie immédiatement à la traite des noirs.

Son propos est beaucoup plus recherché et fin, tentant de nous faire ressentir non seulement la violence que les colons blancs du XIXe siècle ont infligé aux peuples autochtones d'Afrique et d'ailleurs, ne serait-ce que par l'invasion de l'espace vital que ces peuples ont subie, mais aussi quelque chose qui demande un peu plus de souplesse d'esprit à nos cerveaux formatés, occidentaux et bourgeois, une tentative de donner à comprendre le point de vue de Darius qui ne copie pas les analyses que ferait un colon face à un autre peuple, mais utilise d'autres références culturelles et scientifiques.

Ce but est pleinement réussi, car il est fait dans une extrême délicatesse, presque dans les silences, rythmé par les interventions radiophoniques hors-scène du reporter et par la juxtaposition de deux temporalités (celle de Fabienne et Arnaud, tendue, et celle de Darius, posée) qui rebondissent l'une sur l'autre au plateau, inventant une troisième temporalité qui met face à face des allongements et des précipités.

Il reste enfin toute la symbolique qui est à la fois dans le récit et sur scène : celle qui fait que l'arbre abattu pour construire cette table vient demander quelques comptes aux bourgeois de Bougival, comme si l'âme de cette végétation ancestrale vivait encore. Symbole si fort de la nécessité d'ouvrir les yeux sur les dommages faits à la planète, aux humains et à l'histoire par la prétention et l'impunité de l'Occident.
◙ Bruno Fougniès

"À condition d'avoir une table dans un jardin"

© Christophe-Raynaud-de-Lage.
© Christophe-Raynaud-de-Lage.
Texte : Gérard Watkins.
Mise en scène : Gérard Watkins.
Avec : Gaël Baron, Julie Denisse, David Gouhier.
Collaboration artistique : Lola Roy.
Scénographie : Francois Gauthier-Lafaye.
Lumières Anne Vaglio
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Son : François Vatin.
Régie générale et régie lumière : Julie Bardin.
Travail vocal : Jeanne-Sarah Deledicq.
Construction décors : Ateliers de La Comédie.
Par la Cie Perdita Ensemble.
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 55.

A été représenté du 7 au mercredi 15 octobre 2025 à La Comédie – CDN, Saint-Étienne (42).

Tournée
Du 4 au 15 février : Théâtre Gérard Philipe – CDN, Saint-Denis (93).

Bruno Fougniès
Lundi 24 Novembre 2025

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