La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Dans les coulisses de la passion de "L'Opéra"

Le film de Jean-Stéphane Bron, tourné in loco à l'Opéra de Paris de janvier 2015 à juillet 2016, nous emmène dans le sillage des acteurs d'un monde souvent inconnu et fascinant. Passionnant de bout en bout, le travail du documentariste suisse, qui n'avait jamais mis un pied à l'opéra, pose un regard bienveillant et acéré sur une collectivité œuvrant quotidiennement avec ferveur, mais non sans conflits, à la plus haute idée du spectacle. Sortie le 5 avril.



© Les Films du Losange.
© Les Films du Losange.
Ancien directeur de la noble maison de 2004 à 2009, Gerard Mortier comparait souvent, non sans humour, sa fonction à celle du capitaine du Titanic, au vu des dangers quotidiens évités (ou non) pour faire avancer l'écrasant vaisseau amiral français de l'opéra et de la danse. Difficile de ne pas repenser à ce bon mot à la vision du dernier film de Jean-Stéphane Bron, remarqué (entre autres) pour son "Cleveland contre Wall Street" en 2010 et "L'Expérience Blocher" en 2013 (1).

Sur une proposition du producteur Philippe Martin, le documentariste suisse a réussi à imposer (en douceur) sa caméra à l'occasion de la prise de fonction du nouveau directeur Stéphane Lissner, pour un peu plus de cent trente jours de tournage, et ce, dans tous les services et lieux désirés. Tangage en effet assuré.

Le résultat séduit, amuse et émeut le spectateur, initié ou non au monde de l'Opéra de Paris, grâce au dispositif adopté par le réalisateur : médiatiser son incursion dans un univers qui lui est inconnu par le choix de figures qu'il parvient à rendre romanesques : le Directeur (S. Lissner donc), le Chanteur venu d'un village perdu de l'Oural récemment recruté à l'Académie Mikhail Timoshenko alias Micha (2), le Metteur en scène ou encore le Porte-parole grande gueule des Chœurs, entre nombreux autres.

© Les Films du Losange.
© Les Films du Losange.
Tout l'intéresse qui peut faire récit dans le plan, ce qui donne lieu à des scènes littéralement extraordinaires ou simplement incongrues, souvent symboliques et dans un large éventail de registres.

Pour les amateurs, familiers des spectacles de Garnier et de Bastille, le plaisir consiste à saisir ces moments normalement secrets des répétitions ou en marge des représentations - et les conflits qui peuvent en découler. Le taureau Easy Rider de "Moïse und Aaron" à qui on passe du Schönberg toute la journée pour préparer sa présence sur scène dans la production marquant les débuts de l'ère Lissner, la passion communicative du chef Philippe Jordan dans ses échanges avec l'orchestre pour "La Damnation de Faust", les débats quelque peu houleux donc entre les membres des chœurs et le metteur en scène du "Moïse", Roméo Castellucci - voilà parmi d'autres quelques-uns des moments délectables qui nous sont offerts.

© Les Films du Losange.
© Les Films du Losange.
Mais Jean-Stéphane Bron est avant tout un humaniste et sa caméra ne s'intéresse pas forcément aux stars prévisibles. Il saisit des moments de grâce comme celui où le jeune baryton-basse Micha Timoshenko apprend au téléphone par le directeur de l'Académie, Christian Schirm, qu'il est recruté. Même émotion quand il écoute les larmes aux yeux Sir Bryn Terfel en Méphisto sur la scène de Bastille - star généreuse et futée qui propose de travailler avec lui le rôle de Boris Godounov.

Jean-Stéphane Bron s'attache aussi à tous les salariés de l'entreprise : pompiers filmés pendant la minute de silence à la première du ballet "La Bayadère" le lendemain de la tuerie du Bataclan, techniciens des ateliers de pressing, des perruques, régisseuse, assistantes de stars, femmes de ménage, tous ont droit au gros plan, au plan moyen ou au plan séquence les suivant au plus près d'un métier, d'un itinéraire signifiant, avec l'attention respectueuse ou amusée d'un curieux doté d'un point de vue empathique ou ironique, toujours intéressant.

Pour le spectateur non initié, parmi tant de scènes marquantes - entre les crises récurrentes qui font la vie de cette maison et la peinture à petites touches d'une folle énergie - d'une communauté réunie dans le projet commun que le rideau se lève malgré tout, il s'intéressera à ce combat de la transmission et du désir.

© Les Films du Losange.
© Les Films du Losange.
Par exemple, cette scène incroyable obtenue à partir de nombreuses heures de tournage isolant dans le plan une ballerine hors d'haleine après son sublime pas sur scène, ou encore cette scène saisie par miracle sur deux escalators se croisant pour un superbe symbole : les regards échangés entre des élèves issus de quartiers défavorisés inscrits dans le programme des "Petits Violons" (3) partant donner leur premier concert (après deux ans de travail) et une femme de ménage, qui aurait pu - enfant - faire partie de leur formation, nous suggère ce plan, et changer son destin.

"L'Opéra", au titre intransitif qu'appellent la rigueur et l'expertise de tous ses acteurs, est bien ce miroir tendu à notre société comme un modèle de projet et une utopie. Utopie réalisable comme le rappelle le Directeur car "quel plus bel endroit où vivre qu'un théâtre" au moment des applaudissements ? Moment rendu possible grâce à tous ces personnages, anonymes ou pas, auxquels ce beau film rend in fine hommage.

(1) Le premier s'intéresse à un combat mené après la crise de 2008, le second à un leader d'extrême-droite suisse.
(2) Notons que l'Académie existait avant la prise de fonction de S. Lissner sous le nom d'Atelier Lyrique de l'ONP.
(3) "Les Petits Violons" est un programme qui permet, à des enfants venus de publics éloignés, la pratique d'un instrument en formation orchestrale grâce au mécénat.


● "L'Opéra" (2017).
Un film de Jean-Stéphane Bron.
France / Suisse.
Durée : 1 h 50.
Coproduction : Les Films Pelléas, Bande à Part Films.
Distribution : Les Films du Losange.
Au cinéma le 5 avril 2017.

Christine Ducq
Mercredi 5 Avril 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024