La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Les lettres de noblesse de Jorge Lavelli

Du dramaturge madrilène Juan Mayorga, c’est la troisième pièce que Jorge Lavelli met en scène au Théâtre de la Tempête. Trois pièces, trois réussites. "Lettres d’amour à Staline" raconte la correspondance entre l’écrivain Mikhaïl Boulgakov et le dictateur. Entre censure et tentatives avortées de se faire aimer du pouvoir, le récit est poignant, le jeu d’une justesse formidable.



Lettres d'amour à Staline © Lot
Lettres d'amour à Staline © Lot
Boulgakov, le non-exilé. Boulgakov, l’asphyxié. Boulgakov, le méprisé. Cet écrivain, qui avait (de son vivant) acquis la reconnaissance du public sans jamais obtenir celle du pouvoir, est mort en 1940, à l’âge de quarante-huit ans, dans un grand dénuement : "pour un artiste, la censure signifie la peine de mort" (il faudra attendre plus de quarante ans après sa mort pour voir la totalité de ses œuvres publiées). Il passera sa vie à tenter d’entrer en contact avec Staline. Ses lettres au dictateur sont, paraît-il, nombreuses. D’autant que l’écrivain ne devait recevoir, pour toute réponse, qu’un unique coup de fil du maître du Kremlin, vite interrompu, au moment le plus crucial : celui où le dictateur lui propose un rendez-vous. Cette rencontre, il l’attendra en vain.

C’est en partant de cette "anecdote" (avérée) que Juan Mayorga imagine l’interminable attente de l’écrivain et la lente dégradation de sa santé psychologique. Sombre nécessité d’être reconnu de ses pairs ou besoin de trouver des explications au silence bien pesant du dictateur, le personnage de Boulgakov s’imagine dialoguer avec le spectre de Staline. Sa femme tentera de l’en sortir, mais elle ne pourra se battre bien longtemps contre les ombres fantasmées, mi cruelles, mi grotesques, de son mari. L’atmosphère est étouffante.

Destiné à un public averti, nous doutons que ce "théâtre d’auteur", pourtant superbe, fasse l’unanimité. Dans ce huis clos à trois voix, l’enfermement de Boulgakov (Luc-Antoine Diquero) contamine avec force le spectateur. Deux réactions possibles : soit on n’y entre pas du tout et il devient alors difficile de garder les yeux ouverts (c’était le cas de ma voisine !) ; soit on pénètre avec passion dans la claustration du personnage. En tout cas, une évidence saute aux yeux : dès les premières minutes, le décor est volontairement chargé, le mobilier lourd, la scène immobile. Comment d’ailleurs s’imaginer autrement cette Russie des années vingt ? Grise, uniforme et poussiéreuse, n’est-ce pas ? Jorge Lavelli voit juste. Par avance, ne nous étonnons pas des rejets que cette pièce pourrait susciter. Mais est-ce (vraiment ?) à un vieux singe (comme Lavelli) qu’on apprend à faire la
grimace ?

Lettres d'amour à Staline © Lot
Lettres d'amour à Staline © Lot
Les pas de la femme qui entre et sort (au gré de ses tractations infructueuses auprès de l’administration stalinienne) martèlent la solitude de Boulgakov. Ses talons claquent sur le sol dénudé de l’arrière-scène, l’effet est saisissant. Comme son jeu d’ailleurs. Marie-Christine Letort y est superbe. Elle nous a subjugués. Mieux : c’est même peut-être grâce à elle que nous sommes entrés à ce point dans la pièce. Elle empoigne (avec une perfection rare) un rôle d’une difficulté monstre : pour aider son mari, elle joue les avocats (du diable), en adoptant les poses, les réflexions, la voix du dictateur. Un duel verbal (et même physique) s’engage, il triple en présence du spectre. On regrette d’ailleurs que cette escarmouche ne dure pas plus longtemps… Un vrai régal.

Tout aussi troublant, ce réalisme dans lequel Lavelli a décidé de la camper (certaines scènes peuvent faire penser à un tableau de Caillebotte, Jeune femme à sa toilette). Il souligne l’angle sous lequel l’écrivain Juan Mayorga observe cet autre écrivain Mikhaïl Boulgakov : éminemment humain. Le parti pris est défendable. Il est en tout cas tenu d’un bout à l’autre de la pièce.

Dans tout cela, un reproche : vingt bonnes minutes redondantes pendant lesquelles les dialogues entre les deux hommes ne marquent plus de progression dramatique. Le problème n’est pas dans le duo Gérard Lartigau / Luc-Antoine Diquero (au jeu impeccable) mais dans un texte qui accuse une longueur de trop et que le metteur en scène (et en partie traducteur) aurait dû élaguer.

Oui, c’est vrai. Aucun doute que Lettres d’amour à Staline est un peu long. Mais certaines répliques sont tellement justes ! Celle-ci notamment : "Un artiste qui se tait n’est pas un véritable artiste". On ne le répètera jamais assez, vous ne trouvez pas ?

Lettres d’amour à Staline

Lettres d'amour à Staline © Lot
Lettres d'amour à Staline © Lot
(Vu le 29 avril 2011)
Texte : Juan Mayorga.
Texte français : Jorge Lavelli et Dominique Poulange.
Conception et mise en scène : Jorge Lavelli.
Avec : Luc-Antoine Diquero, Gérard Lartigau, Marie-Christine Letort.
Collaboration artistique : Dominique Poulange.
Dispositif scénique : Graciela Galán et Jorge Lavelli.
Costumes : Graciela Galán.
Lumière : Gérard Monin et Jorge Lavelli.
Son : Stéphanie Gibert.
Postiche : Cécile Krestchmar.
Habillage : Elsa Duhalde.
Régie : Thibault Joulié, Laurent Cupif, Michaël Bennoun.


Du 27 avril au 29 mai 2011.
Du mardi au samedi à 20 h 30, sauf samedi à 19 h 30 et dimanche à 16 h.
Théâtre de la Tempête.
La Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris.
Réservations : 01 43 28 36 36.
Pour plus de renseignements :
www.la-tempete.fr/blankhttp://www.la-tempete.fr

Sheila Louinet
Samedi 7 Mai 2011

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024