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Théâtre

"Farm fatale" Le bal des épouvantails en terres désertées

Après "Swamp Club", créé lors du festival d'Avignon de 2013, "La Nuit des Taupes - Welcome to Caveland !" en 2016, Philippe Quesne signe là son appétit démesuré pour tout ce qui touche à l'art… vivant. Creusant de toujours le même sillon, "Farm fatale" peut en effet être considérée comme la dernière-née d'une œuvre unique en son genre… Créer, sur un plateau de théâtre, un univers plastique "grandeur nature", le peupler d'êtres improbables afin de donner à voir poétiquement le passé d'une illusion, celle d'une espèce humaine triomphante régnant en maître absolu sur son territoire.



© Martin Argyroglo.
© Martin Argyroglo.
Retour sur images… Dans "Swamp Club", un marécage "éclairé" par une semi-obscurité et peuplé de plantes vivaces mises en pot laissait émerger une demeure montée sur pilotis, protégée par des hérons… en plastique. Jouxtant ce qui allait se révéler être un centre communautaire accueillant plasticiens, musiciens, écrivains survivalistes, une grotte adossée à la colline abritait une gigantesque taupe extrayant de fabuleuses pépites d'or propres à financer les projets de ces résistants hors-sol.

Dans "Welcome to Caveland !", les humains semblaient d'ores et déjà avoir disparu du paysage au profit de taupes qui, dans leurs galeries (d'art) souterraines, allaient en miroir donner à voir une communauté besogneuse, ripailleuse, paillarde. Comme Tirésias, l'animal aveugle voyant révélait notre condition humaine de manière ludique ou lubrique selon l'orientation de notre regard.

Dans "Farm fatale", plus de poignées d'artistes résistants, plus de fantasques taupes survivant sous terre. Plus de vie, ni humaine, ni animale… Mais de nostalgiques épouvantails, êtres hybrides mi-pantins articulés, mi-hommes masqués, ayant à cœur de recréer la vie d'avant, dont l'existence semble essentiellement hantée par la re-création de cris d'oiseaux et autres volatiles leur rappelant un temps béni d'eux-mêmes, un temps à jamais perdu et dont ils demeurent les seuls dépositaires.

© Martin Argyroglo.
© Martin Argyroglo.
Sur un plateau éclairé artificiellement et tendu, en son fond, d'un écran d'un blanc immaculé, le vert étant passé de saison, de drôles de créatures aux allures post-humaines semblent avoir pris le relais des maillons d'une humanité définitivement absente. Portant fourches, bottes de paille, cochon en plastique, chantonnant à tue-tête, ces mutants s'apprêtent à s'adonner aux travaux champêtres dont auparavant ils étaient les simples témoins inanimés. L'un d'entre eux, muni d'une perche d'ingénieur du son, casque vissé aux oreilles, diffuse de précieux enregistrements de cris de merles, de pigeons, de rossignols, de pinsons, de caquètements, autant de trésors disparus les plongeant dans une douce et (mal)heureuse mélancolie.

Au son des archives sonores d'une radio diffusée par une parabole hissée au sommet d'une échelle, le slogan "No air, no futur" galvanise les épouvantails, manifestant - comme un seul homme - contre la pollution atmosphéraille. Sans omettre que, dans l'univers selon Philippe Quesne, la musique en live enrichit immanquablement de ses accents toniques le langage plastique. Ainsi les épouvantails musiciens brandissent-ils guitares électriques et claviers électroniques pour interpréter des airs échevelés.

© Martin Argyroglo.
© Martin Argyroglo.
Mais que nous racontent donc ces joyeux avatars d'une triste espèce - la nôtre - ayant, méthodiquement et avec une application surhumaine, contribué à son autodestruction ? Des histoires de fin d'un monde… Celle d'un fermier usé par le travail, s'étant mis à ne plus aimer ses vaches, ayant vendu son âme à de grands groupes adeptes de rendements intensifs chérissant le glyphosate de Monsanto comme une manne tombée du ciel, et étant finalement mort, lui et son entourage, de cancers divers et variés. Celle, racontée celle-ci par un épouvantail urbain, de jardins d'agrément remplacés par des immeubles géants oblitérant tout espace naturel. Ou celle encore rapportée par un épouvantail d'une ferme bio paradisiaque empoisonnée par les émissions industrielles. Sans parler de la myriade d'histoires d'agriculteurs désespérés dont ils ont été témoins passifs du suicide.

Des oiseaux ? Il ne reste aussi que leurs avatars sous forme de moulages plastiques mus par des fils. Aussi, quand une abeille miraculeusement survivante vient à traverser ce no man's land s'étendant à l'infini, l'occasion est trop belle pour ne pas l'interviewer en direct… To bee or not to bee, telle est la question essentielle à laquelle la demoiselle abeille se prêtera de bonne grâce, sans pour autant sombrer dans le sensationnel journalistique de la bee-sexualité, tendue comme une perche par l'apprenti journaliste épouvantail.

© Martin Argyroglo.
© Martin Argyroglo.
Quant à l'œuf géant pondu par une créature improbable, une egg-périence contenant en son sein la promesse d'une arche de Noé, il apporte à cette fable dystopique, émaillée de saillies plastiques et sonores des plus réjouissantes, une ouverture ne faisant elle aucunement figure… d'épouvantail. Philippe Quesne tel quel, dont la poésie décomplexée et joyeuse - sa marque inaliénable de fabrique - se situe délibérément du côté de la fantasy, genre artistique explorateur de mythes en devenir.

Spectacle vu le vendredi 17 décembre 2021 au Carré - Scène Nationale Carré-Colonnes, à Saint-Médard (33).

"Farm fatale"

© Martin Argyroglo.
© Martin Argyroglo.
Conception, scénographie et mise en scène : Philippe Quesne.
Assistants à la mise en scène : Jonny-Bix Bongers, Dennis Metaxas.
Avec : Léo Gobin, Sébastien Jacobs (rôle créé par Stefan Merki), Nuno Lucas (rôle créé par Damian Rebgetz), Anne Steffens (rôle créé par Julia Riedler), Gaëtan Vourc'h.
Collaboration scénographique : Nicole Marianna Wytyczak.
Collaboration costumes : Nora Stocker.
Masques : Brigitte Frank.
Création lumières : Pit Schultheiss.
Création son, Robert Göing, Anthony Hughes.
Dramaturgie : Martin Valdés-Stauber, Camille Louis.
Traduction surtitrage : Harold Manning.
Régie générale : Loïc Even.
Régie lumière : Fabien Bossard.
Régie son : Félix Perdreau, Grégory Adoir.
Durée : 1 h 30.
En anglais, surtitré en français.


La pièce "Farm fatale" de Philippe Quesne a été créée le 29 mars 2019 pour le répertoire des Münchner Kammerspiele, Munich, Allemagne.

Tournée 2022
Mercredi 23 et jeudi 24 mars 2022 : Les 2 Scènes, Besançon (25).

Yves Kafka
Jeudi 6 Janvier 2022

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