La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Une "Chauve-souris" dégrisée à la MC93

La perle de l'opérette viennoise, "La Chauve-souris" de Johann Strauss Fils, a été choisie pour le spectacle phare de la saison des jeunes artistes de l'Académie de l'Opéra de Paris. Créée à la MC93 de Bobigny avant une tournée à venir en région, la production de Célie Pauthe convoquant les fantômes de Terezin convie à une fête plus sinistre que grisante.



© Elizabeth Carecchio/OnP.
© Elizabeth Carecchio/OnP.
C'est d'une voix (off) blanche et monocorde que la directrice du CDN Besançon Franche-Comté ouvre son spectacle, expliquant le cheminement de sa création sur fond de murs grisâtres d'une cellule. L'Opéra national de Paris lui ayant passé commande d'une "Chauve-souris" avec les forces de l'Académie maison, ses recherches lui ont ouvert une voie surprenante.

Le chef-d'œuvre de Strauss Fils, symbole suprême de la fête impériale habsbourgeoise créé en 1874, a figuré parmi les spectacles joués (1) dans la forteresse prison de Theresienstadt. Dans des conditions de dénuement absolues, en février 1944, quelques mois avant la liquidation de ce ghetto (connu sous le nom de Terezin) dans lequel les Nazis ont déporté de toute l'Europe l'élite artistique et intellectuelle juive. C'est cette histoire qui nous sera racontée.

Sa proposition posera effectivement une question obsédante tout au long du spectacle : pourquoi ce divertissement ironique et joyeux dont la seule finalité semble être de faire l'éloge du champagne et d'une "ébriété salvatrice" (2) a-t-il été choisi dans cet enfer concentrationnaire ? Frosch, le gardien de prison (Gilles Ostrowsky un peu trop ricanant), commentant l'odieux film de propagande nazi sur Terezin (3) au début du troisième acte, avouera ne pouvoir y répondre.

© Elizabeth Carecchio/OnP.
© Elizabeth Carecchio/OnP.
La mise en scène de Célie Pauthe, quant à elle, s'inscrit entre soulignements des doubles-sens du livret (largement réécrit pour les dialogues parlés avec de nombreux éléments exogènes tels des vers de Baudelaire tirés du poème "Spleen") et évocation du fameux spectacle monté avec des bouts de ficelle par des artistes en sursis. Et ce, sur fond de vidéo filmée lors de deux voyages effectués dans l'actuelle Theresienstadt par le vidéaste François Weber et la metteuse en scène.

Cette "Chauve-souris" aura été, nous dit-elle ici, l'occasion pour cette élite condamnée aux chambres à gaz d'Auschwitz de résister collectivement dans le rire et l'oubli et de se moquer de ses conditions précaires (bouteilles de champagne et assiettes sont désespérément vides dans un bal masqué qui les exalte en de célébrissimes airs). Les superbes valses, polkas et czardas de cette opérette s'effaceront parfois dans la mélancolie d'un fidl klezmer ou d'une chanson yiddish - les chanteurs rejoignant alors les sept musiciens de l'orchestre côté jardin (dévolu à un autre espace-temps, celui de la représentation de 1944). Le spectacle, tel un acrobate, court le fil au-dessus de l'abîme sur le fond comme sur la forme : la griserie du bal masqué de l'acte II s'échouant entre deux autres actes minés par la tragédie - rappelée donc entre autres par la vidéo.

Et c'est cet équilibre fragile qui ne fonctionne pas tout à fait. Outre l'emploi de costumes contemporains (jeans, baskets) pour certains personnages (creusant une référence actualisatrice sans grand intérêt), le malaise prend le pas constamment entre les numéros (du coup trop ?) hilarants du Marquis Renard (Gabriel von Eisenstein) et du Chevalier Corbeau (le Chevalier Chagrin de l'opérette) rejouant les vers de la fable ou le marivaudage (trop ?) comique des infidèles (Rosalinde et le ténor Alfred) et les rappels obsédants des conditions de la représentation de Terezin - comme des états d'âme des artistes.

La réduction pour version de chambre due à Didier Puntos fonctionne plutôt bien dans l'économie générale du spectacle parvenant même à faire entendre le raffinement et le lyrisme extrême de cette superbe partition. Mentionnons le très beau violon de Marin Lamacque, le piano de Edward Liddall et les bois de Marlène Trillat et Norma Rousseau au sein des prometteurs musiciens de l'Académie et de l'Orchestre-Atelier Ostinato sous la direction de Fayçal Karoui.

© Elizabeth Carecchio/OnP.
© Elizabeth Carecchio/OnP.
Le chœur Unikanti se fond également parfaitement parmi des chanteurs (deux distributions en alternance) toujours talentueux. Dans la (seconde) distribution se distinguent l'abattage du baryton Timothée Varon (impayable Gabriel von Eisenstein) et la grâce légère de la soprano russe Liubov Medvedeva (à vingt et un ans elle campe une irrésistible Adèle) - tous deux nouveaux venus à l'Académie. Parmi les plus anciens Adriana Gonzalez est une excellente Rosalinde (au chant sensuel montant aisément au contre-ut dans le trio initial) tandis que Tiago Matos incarne un Franck burlesque à souhait. On n'oubliera pas non plus le Ténor idéal de Jean-François Marras et l'élégant Danylo Matviienko en Dr Falke.

Si la thèse évoquée de la mélancolie d'une "Chauve-souris" straussienne pressentant l'apocalypse fin de siècle semble bien exagérée (en 1874), le compositeur Viktor Ullmann, se retournant sur cette époque, remarquait justement avec une amertume poignante (dans son compte-rendu du spectacle de Terezin) "qu'on a(vait) dansé sur les tombes du futur et à (leurs) dépens"}i. À condition d'accepter le lourd dégrisement (volontairement cruel) que distille cette production, celle-ci se révèle sans nul doute salutaire dans notre époque troublée.

i[(1) Les concerts et spectacles furent encouragés dans le ghetto par les Nazis pour tromper la Croix Rouge invitée deux fois à visiter le camp en juin et août 1944.
(2) Note d'intention de mise en scène.
(3) "Hitler offre une ville aux Juifs", film de propagande nazi.


Spectacle vu le 16 mars 2019.

Prochaines dates :
mardi 19, mercredi 20, vendredi 22 mars à 19 h 30.
Samedi 23 mars 2019 à 17 h 30.

© Elizabeth Carecchio/OnP.
© Elizabeth Carecchio/OnP.
MC93.
Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.
9, boulevard Lénine, Bobigny (93).
Tél. : 01 41 60 72 72.
>> www.mc93.com

"Die Fledermaus" (1874).
Opérette en trois actes.
Musique de Johann Strauss Fils (1825-1899).
Livret de Richard Genée et Karl Haffner.
En français et en allemand surtitré en français.
Durée : 3 h (avec deux entractes).

En tournée d'avril à mai 2019 :
3 et 5 avril 2019 : Les 2 Scènes, Besançon (25).
26 avril 2019 : Théâtre Impérial, Compiègne (60).
15 et 17 mai 2019 : Maison de la Culture, Amiens (80).
22 et 24 mai 2019 : MC2, Grenoble (38).

Christine Ducq
Mardi 19 Mars 2019

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024