La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Un vent de liberté souffle sur le Théâtre de la Ville

Dans le cadre de "Chantiers Europe 2011", Patrice Chéreau a investi le Théâtre de la Ville d’un fantasme… celui de Jon Fosse, ou le sien peut-être ? Il avait commencé cette saison dans un musée imaginaire avec "Rêve d’automne"… Il se prolonge ici sur une mer morte avec "I am the wind"… Mais jusqu’où iront donc ces corps à la dérive ?



I am the wind © Simon Annand.
I am the wind © Simon Annand.
En entrant, le spectateur voit se déployer devant lui un immense plateau sur lequel stagne un énorme bassin d’eau grisâtre et boueuse. Du public, avant même que la scène prenne vie, des murmures se font déjà entendre. Chéreau a vu grand, comme d’habitude. Si on avait été en 1972, à l’époque de Massacre à Paris, Bertrand Poirot-Delpech (le grand critique du Monde, aujourd’hui disparu) ou Jean-Pierre Léonardini (L’Humanité) auraient dit qu’avec une équipe aussi nombreuse et un décor si onéreux, Chéreau a encore attrapé la folie des grandeurs… Continuerait-il à puiser dans les caisses de l’État bourgeois et à se repaître dans l’ostentatoire ? Mais bien entendu, nous ne sommes plus dans les années 1970. Et cette question est-elle encore d’actualité à l’ère où le spectacle vivant crève de faim ? Peu importe, puisque le Théâtre de la Ville est devenu depuis longtemps un long défilé de "bobos" avertis. Alors pourquoi dire si tout le monde acquiesce ?

Passons.

I am the wind © Simon Annand.
I am the wind © Simon Annand.
L’eau a toujours été un élément très présent dans les mises en scène de Chéreau. Le scénographe Richard Peduzzi en sait quelque chose puisque c’est lui qui participait déjà aux centaines de mètres cubes d’eau déversés sur la scène de Villeurbanne (TNP) pour l’impressionnant Massacre à Paris. A priori, l’une et l’autre pièce n’ont rien à voir, ni dans leur thématique ni dans leur style, si ce n’est la présence de l’eau. Bourbier flottant, cloaque hideux, cette eau attire et effraie tout à la fois, elle est un cadre symbolique et réaliste. Comme dans un rêve.

Reconnaissons au moins cette qualité évidente que Chéreau ne peut laisser indifférent. Ses décors attaquent les sens (ici peut-être "l’essence" ?) et donne à voir une surprise étourdissante de beauté. Maintes fois, il l’a prouvé. Incontestablement, il est encore ici un grand peintre du théâtre, mais un peintre qui passe, au fil de ses mises en scène, du figuratif à l’abstrait, des grandes figures de l’Histoire à l’intensité violente et ténébreuse de l’homme moderne et de son vide sidéral.

Tableau d’eau, donc, d’une beauté fascinante, nous l’avons dit. Mais est-on bien capable d’expliquer tout à fait pourquoi ? Peut-être parce que Chéreau et Fosse, ensemble, arrivent à "ex-primer" le sentiment ahurissant de la vacuité, du manque et de l’immensité. En fait, dans cette histoire de "l’un" qui s’en va "avec le vent", de "l’autre" qui s’accroche et repousse tout à la fois ce vent de liberté, l’on voit se dresser l’homme moderne, condamné à errer dans ce vide sans fond. Et ce rêve, dérisoire et effrayant, procède de cette eau croupie, sorte d’élément témoin et réceptacle d’un suicide annoncé.

I am the wind © Simon Annand.
I am the wind © Simon Annand.
Fascination aussi qui tient à l’étrangeté des mots et des dialogues, et aux mouvements qui s’y déploient de deux superbes comédiens : Tom Brooke et Jack Laskey. Oui, comme dit Cherreau, "ils sont rares", car ils arrivent à insuffler un rythme, une scansion à cette parole qui se répète sans cesse et qui flotte sur du rien pour atteindre l’absolu. Ils sont "l’un" et "l’autre", sans identité possible, parce qu’ils incarnent… ils sont la vêture de ceux qui surgissent du rien.

Cette eau si difficile à franchir, ce liquide verdâtre a été magnifiquement éventré par un radeau qui surgit des eaux. Le rêve n’a point de limite, il s’affranchit des frontières terrestres pour rejoindre l’irréalité permanente d’un cloaque flottant.

Chéreau pourra encore une fois être accusé d’esthétisme. Tout son spectacle se mue en une image superbe, un langage théâtral qui mêle le sublime au dérisoire. À sa façon, il essaie de nous montrer le monde tel qu’il le voit en portant au plus haut le verbe de Jon Fosse.

"I am the wind"

I am the wind © Simon Annand.
I am the wind © Simon Annand.
(Vu le 3 juin 2011)

Texte : Jon Fosse.
Texte anglais : Simon Stephens.
Texte publié à l’Arche Éditeur.
Anglais surtitré français.
Création du Théâtre de la Ville – Paris et du Young Vic – Londres.

Mise en scène : Patrice Chéreau.
Avec : Tom Brooke et Jack Laskey.
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang.
Décor : Richard Peduzzi.
Costumes : Caroline de Vivaise.
Lumières : Dominique Bruguière.
Conception sonore : Éric Neveux.
Durée : 1 h 10.

Du 15 au 18 juin :
Les Nuits de Fourvière, Lyon.
Du 30 juin au 3 juillet :
Festival grec, Barcelone.
Du 8 au 12 juillet :
Festival d’Avignon.


Mercredi 15 Juin 2011

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024