La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Tristan und Isolde" (retrouvés) à Bordeaux

L'Opéra national de Bordeaux programme, après vingt-quatre ans d'absence dans la capitale aquitaine, "Tristan und Isolde", le drame musical le plus révéré de Richard Wagner, jusqu'au 7 avril 2015. Une production réussie à tous égards et à tous les postes que ce deuxième opéra dirigé par Paul Daniel depuis sa nomination en tant que directeur musical de la maison de Thierry Fouquet.



© F. Desmesure.
© F. Desmesure.
Ce "monument" élevé au "rêve de l'amour", comme l'appelait Wagner lui-même dans une lettre à Franz Liszt, nécessitant un orchestre abondant, c'est à l'Auditorium (et sa grande fosse) que ce "Tristan" est donné. Ce qui complique éminemment la tâche du metteur en scène. C'est à Giuseppe Frigeni, l'ancien chorégraphe et collaborateur de Bob Wilson, que revient le mérite de nous proposer une mise en scène stylisée, poétique et intelligente, exploitant toutes les ressources d'un espace à priori peu propice à ce drame nocturne et enivrant. Les personnages parfois (sauf Tristan et Isolde prisonniers de leur passion et de la scène) et le chœur de marins chanteront ainsi des premier et deuxième étages.

Sculptant l'espace avec ses très belles lumières changeantes et instables (comme la partition et son continuum orchestral), plongeant souvent la scène dans ces "rafraichissantes ténèbres" qu'appelait aussi Baudelaire de ses vœux, Frigeni nous rappelle heureusement que cet opéra est avant tout un théâtre mental avec ses climats extatiques et son esprit océanique. Un plan incliné passant du bleu au mauve au rose et ainsi de suite surplombe une scène sobre avec son plancher et ses sept hublots disposés en U autour d'un couloir-sas. D'un acte à l'autre seront glissés divers éléments : une sorte d'autel pour la scène du philtre, une forêt symbolique au II, un lit-tombeau au III. Intérêt puissant de ces choix : nous nous concentrons sur les chanteurs et la musique - ce qui devrait toujours s'imposer pour le "Tristan".

© F. Desmesure.
© F. Desmesure.
Mise en scène atemporelle donc et dans laquelle Giuseppe Frigeni ne renonce pas à s'emparer du mythe avec les poses des personnages venues des temps de la féodalité, certains détails des costumes, les robes d'Isolde et de Brangäne et ce curieux et beau manteau du Roi Marc tout droit sorti d'un Klimt.

Sur le plateau, la distribution est somptueuse. On retrouve la soprano vraiment wagnérienne Alwyn Mellor et sa voix d'airain (trop diront certains). Son incarnation vocale du rôle toute de métal sombre fait d'Isolde une sœur de Brünnhilde - rôle dans laquelle nous l'avons entendue à Paris en 2013. La puissance de ses moyens oblitère quelque peu, c'est vrai, la sensibilité du personnage. Mais elle demeure une Isolde de haut vol. La mezzo Janina Baechle est une Brangäne de luxe à la vocalité là encore solide et éclatante qui sait nous émouvoir "Solitaire je reste, dans la nuit où je veille…".

Le baryton canadien Brett Polegato est un Kurwenal raffiné. La très belle basse Nicolas Courjal impressionne en chantant un König Marke subtil et nuancé dont la déploration à la fin de l'acte II nous restera longtemps en mémoire. La révélation, c'est le ténor américain Erin Caves - remplaçant presque au pied levé Christian Voigt souffrant. Il fait magnifiquement ses débuts à Bordeaux en créant un Tristan déchiré et déchirant. Sa voix suave, son sens élégant du phrasé et de la nuance nous transportent aux confins du bonheur, tant dans le duo d'amour du II que dans le redoutable acte III. Emportements, accablements, élans lyriques et souffrances de la blessure, tout est très beau, tout semble bien issu du "Royaume de l'universelle Nuit" wagnérienne.

© F. Desmesure.
© F. Desmesure.
Enfin, Paul Daniel et l'Orchestre national Bordeaux-Aquitaine servent magistralement le chef-d'œuvre en lui rendant sa noirceur, son caractère vénéneux, sa tension érotique et spirituelle. Une interprétation parfaitement réussie où tous les pupitres et solos excellent. Ils permettent de nous laisser aller à "ce sentiment étrange de planer" dont parlait Adorno à propos du drame wagnérien. Quatre heures trop courtes - si ce n'était un public un peu trop agité (du moins autour de moi) qui n'avait pas l'air de comprendre ce soir de première qu'on se trouvait dans un lieu de culte !

Spectacle vu le 26 mars 2015.

Prochaines dates : dimanche 29 mars à 15 h, mercredi 1er, samedi 4, mardi 7 avril à 19 h.

Auditorium de Bordeaux, 05 56 00 85 95.
9-13, cours Clémenceau, Bordeaux (33).
>> opera-bordeaux.com

© F. Desmesure.
© F. Desmesure.
"Tristan und Isolde" (1865).
Drame musical en trois actes.
Livret et musique de Richard Wagner (1813-1883).
En langue allemande surtitrée français.
Durée : 4 h 50 (avec entractes).

Paul Daniel, direction musicale.
Giuseppe Frigeni, mise en scène, scénographie, lumières.
Lili Kendaka, costumes.
Clovis Bonnaud, assistant à la mise en scène.

Erin Caves, Tristan.
Nicolas Courjal, König Marke.
Alwyn Mellor, Isolde.
Brett Polegato, Kurwenal.

© F. Desmesure.
© F. Desmesure.
Guillaume Antoine, Melot.
Janina Baechle, Brangäne.
Simon Bode, Ein Hirt, Eines Jungen Seemans.
Jean-Marc Bonicel, Ein Steuermann.

Orchestre national Bordeaux-Aquitaine.
Chœur d'Hommes de l'Opéra national de Bordeaux.
Salvatore Caputo, Chef de chœur.

Christine Ducq
Mardi 31 Mars 2015


1.Posté par Dominique MINJOT le 31/03/2015 10:57
je souscris totalement à la critique ci-dessus : j'ai adoré les voix masculines avec une mention très spéciale à Nicolas COURJAL magnifique Roi Marke, mais Erin Caves et Brett Polegato sont également superbes
je fais partie de ceux qui n'aiment pas la voix d'airain de Alwynn Mellor car manque singulièrement de nuances j'ai très largement préféré Janina Baechle plus "musicale" et subtile
et par dessus tout suis restée envoutée par l'exécution de Paul Daniel : les couleurs, la finesse , la puissance et la douceur de l'orchestre tout y est
nous avons réellement une chance inouïe à Bordeaux avec ce chef exceptionnel

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024