La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Tristan et Isolde", la nuit transfigurée à Bastille

Reprise à l'Opéra national de Paris de la sublime production du "Tristan und Isolde" rêvée par Peter Sellars, avec une superbe distribution masculine que dominent Andreas Schager, René Pape et Matthias Goerne, et un orchestre en fusion sous la baguette inspirée de Philippe Jordan.



© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
En ce soir de première, ne se pressent pas seulement les adeptes de "Tristan", en fervents habitués de la secte, mais aussi la foule des curieux et des connaisseurs du travail du metteur en scène Peter Sellars et du vidéaste Bill Viola. C'est que cette production, créée in loco en 2005 sous le mandat de Gerard Mortier, se découvre et se revoit avec le même bonheur, liant pieds et poings avec un pouvoir de fascination intact.

Elle constitue un triple événement (en ouvrant cette nouvelle saison, enrichissant le cycle Wagner entamé les années précédentes) avec cette plongée dans le théâtre mental imaginé par Sellars et Viola (d'une totale intelligence avec l’œuvre), avec la délectation d'une distribution réunissant les meilleurs chanteurs (côté masculin) et la satisfaction de retrouver le chef Philippe Jordan renouant avec le grand style wagnérien classique - loin des tentatives passées de recréation des structures entendues dans ses derniers "Lohengrin" et "Parsifal".

Mais n'est-on pas condamné à la perfection pour servir le plus grand opéra de l'histoire de l'art lyrique ? Cette "action en trois actes" ("Handlung in drei Aufzügen", sous-titre de l'opéra), terminée par le compositeur en 1859 et créée en 1865, est sans doute l'œuvre la plus achevée de Richard Wagner - au cœur d'un legs artistique situé à cent coudées au-dessus des autres. L'opéra, réécriture profondément personnelle du mythe celte, témoigne d'une cohérence, d'une poésie et d'une nécessité rares.

© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
À la gloire illusoire du soleil de la Représentation (acte I) succèdent les prestiges de la nuit d'amour (acte II) s'élargissant en une Nuit universelle où disparaitront les amants, libérés des affres du Vouloir-vivre (acte III). Synthétisant le rapport du compositeur à l'existence et à l'art (mûri dans la fréquentation de Schopenhauer et de la tradition bouddhiste), "Tristan" présente ainsi une pure action intérieure, un haut chant qu'ont su magnifiquement traduire P. Sellars et B. Viola.

La proposition du metteur en scène répond magistralement aux défis scéniques posés par le chef-d'œuvre en plaçant les chanteurs dans les ténèbres d'un plateau nu, où une simple estrade et des carrés de lumière dessinent les lieux de l'action. Les vidéos de Bill Viola les surplombent, évoquant les différentes étapes de l'initiation des amants, leur psyché, leurs visions en un monde d'images symboliques. Et c'est un inoubliable choc esthétique.

Peter Sellars exploite également toutes les possibilités de la grande salle de Bastille avec les chœurs installés dans les escaliers, le Roi Marke et sa cour traversant le public à la fin de l'acte I ou à l'acte II (frissons garantis), Brangäne et autres marins chantant du haut des loges de côté. La mise en relief des relations entre les personnages n'est pas oubliée pour autant. Seule réserve : l'invention par Sellars d'une relation homosexuelle ancienne entre le roi et son vassal, hors de propos.

Côté chant, au sein d'une distribution de premier ordre, Martina Serafin déçoit. La soprano autrichienne livre un chant métallique avec une voix au médium ingrat, aux aigus forcés (particulièrement à l'acte I). Si, dans le duo de l'acte II, elle séduit davantage (avec un peu plus de sensualité), sa Liebestod et son "Höchste Lust" n'évoquent aucune transfiguration.

Face à elle, Andreas Schager (avec ses impressionnantes qualités) est un Tristan sensationnel, même si on eût aimé sentir un peu de morbidezza dans une vocalité caractérisée par une grande vitalité. Manque quelque peu l'expression de cette volupté d'anéantissement qui émeut si profondément dans le deuxième acte.

Mais dans le terrible monologue du troisième acte ("Die alte Weise"), son Tristan nous arrache des larmes ("O diese Sonne !"). Si le baryton Matthias Goerne est un Kurwenal attachant et intense en vassal fidèle, le König Marke de la basse René Pape se révèle absolument grandiose. Son monologue de la fin de l'acte II ("Tatest du's wirklich ?) est un des plus beaux qu'on ait eu la chance d'entendre.

Ce morceau de bravoure, que d'aucuns empèsent jusqu'à l'ennui, est avec lui d'une grandeur inouïe. Il l'interprète tel un lied avec un sens de la déclamation extraordinairement raffiné, grâce à une articulation et un phrasé orfèvres. A-t-on déjà entendu accents plus poignants pour exprimer la douleur de la trahison de Tristan ?

Le remarquable ténor Nicky Spence et le baryton Tomasz Kumiega complètent cette superbe équipe masculine. Tous sont des instruments virtuoses que parachève un orchestre généreux en couleurs et en sonorité fluide. Dès le Prélude, les enjeux dramatiques sont posés dans le grand style. Philippe Jordan travaille avec ses musiciens une admirable texture océanique dont la pulsation intérieure renforce l'expression.

© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
L'hédonisme sonore prend parfois le pas sur les révélations métaphysiques, mais on plonge avec une rare jouissance dans ses envoûtants climats jusqu'à l'accord final. Si la direction excelle dans le fameux art de la transition wagnérien, on se souviendra aussi des solos magiques du premier violon Éric Lacrouts, des solos du cor anglais (acte III) d'Antoine Degrémont, comme de l'harmonie et des cordes, sombres, puissantes ou aériennes (mention aux harpes de David Lootvoet et de Sylvie Perret). Ils nous charment et distillent un philtre enivrant.

Du 11 septembre au 9 octobre 2018 à 18 h.
16 et 30 septembre à 14 h.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
© Vincent Pontet/Opéra national de Paris.
"Tristan und Isolde" (1865).
Opéra en trois actes.
Livret et musique de Richard Wagner.
En allemand surtitré en français et en anglais.
Durée : 5 h 20 avec deux entractes.

Philippe Jordan, direction musicale.
Peter Sellars, mise en scène.
Bill Violoa, création vidéo.
Martin Pakledinaz, costumes.
James F. Ingalls, lumières.

Andreas Schager, Tristan.
René Pape, König Marke.
Martina Serafin, Isolde.
Matthias Goerne, Kurwenal.
Ekaterina Gubanova, Brangäne.
Neal Cooper, Melot.
Nicky Spence, Ein Hirt, Ein Junger Seeman.
Tomasz Kumiega, Ein Steuermann.

Christine Ducq
Lundi 17 Septembre 2018

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024