La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• Bérénice Paysages Sortie de scène

Le comédien encore habité par les vers à la force incantatoire qu'il vient d'entendre ou de dire sur scène - mais quel personnage a-t-il interprété, lui qui va en "parcourir" trois ? - se retrouve dans sa loge. Là, dans cette "arrière-scène", va se (re)jouer une autre représentation, la sienne. Pour se déprendre de la tragédie racinienne et des mots puissants qui la portent, comme d'autres fredonnent des airs de chanson, il va se laisser traverser par les éclats du texte qui, progressivement, se mettent à revivre en lui.



© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Le dernier salut - on s'imagine - a eu lieu. L'acteur coupé de son public, se retire, seul, dans sa loge. Dès lors, privé des regards qui le soutiennent, il pourrait s'effondrer si ce n'était les rituels qui étayent son être au monde, non plus le monde des arcanes théâtraux mais celui de la vraie vie qu'il s'apprête à rejoindre. Pour l'instant, il est dans une zone flottante nommée limbes, c'est-à-dire un territoire non borné où séjournent les acteurs en peine avant de renaître à leur existence commune.

Assis, les jambes semi-allongées sur une table, genoux pliés, il retire avec soin le maquillage de son visage à l'aide d'un gant humidifié, comme une seconde peau qu'il décollerait. Sous le masque de blanc de clown, il apparaît dans sa nudité fragile. La lenteur de ses gestes donne idée de ce temps de mue de lui-même dont il éprouve le besoin. Et, tout en se rasant une jambe - joue-t-il Bérénice ? Titus ou Antiochus ? - parlent en lui des groupements d'alexandrins qu'ils murmurent, susurrent comme les traces erratiques de "Bérénice".

Les deux amants royaux, la reine de Palestine Bérénice et l'Empereur Titus condamnés à renoncer à leurs amours comme le prescrit la loi de Rome empêchant un Empereur régnant d'épouser une étrangère, fût-elle Reine, et Antiochus l'ami des deux et éperdument amoureux de l'inaccessible Bérénice, se disputent sa mémoire. Leurs paroles se mêlent et s'entremêlent pendant que, l'acteur androgyne - il est à la fois superbement cette femme et ces deux hommes - s'enduit délicatement de crème à raser le mollet.

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Le sentiment d'assister à une "Italienne" à rebours est fort. Il ne s'agit plus en effet de répéter le texte pour l'assimiler mais au contraire de le laisser couler hors de soi. La voix neutre s'accélère, se ralentit sans aucun souci de scansion et autres respects de la mesure des vers, le but étant à rechercher ailleurs… Se "délivrer" de mots obsédants après les avoir délivrés à haute voix.

Mais ce serait sans compter avec le réel qui va venir "percuter" sous la forme d'un message reçu sur son portable - message qui tarde à venir, et puis qui arrive, mais dont le contenu ne semble pas correspondre à ses attentes - le cours de ces alexandrins qui s'écoulent à bas bruit.

Furieusement bouleversé par ce rendez-vous manqué, il va délaisser les bribes du texte pour incarner Antiochus avouant à Titus son terrible secret et être lui-même les amants passionnés déchirés par la séparation annoncée. Dressé alors en bord de l'avant-scène, fragile et fort à la fois, il fait entendre la douleur des déchirures amoureuses.

L'interprétation de Mathieu Montanier, dont le rôle confié par Frédéric Fisbach lui "colle à la peau", est toute de sensibilité retenue comme le sont les suites de Bach. La seule frustration ressentie - mais elle tient en partie à la nature même du projet - c'est que l'on aurait souhaité que le volume sonore de la voix soit très légèrement plus élevé afin que, même sous forme de bribes, la beauté des vers raciniens nous atteigne. Peut-être aussi que, quant au creux de l'oreille s'est inscrite à jamais la petite musique envoûtante de ces alexandrins magnifiques, on "n'entend" plus s'en passer tant l'addiction est prégnante.

"Bérénice Paysages"

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
D'après "Bérénice" de Jean Racine.
Adaptation : Frédéric Fisbach et Mathieu Montanier.
Mise en scène : Frédéric Fisbach.
Assistante à la mise en scène : Margot Segreto.
Scénographie : Charles Chauvet et Léa Maris
Création lumière et son : Léa Maris.
Avec Mathieu Montanier
Ensemble Atopique II.
Durée : 1 h.
À partir de 14 ans.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 28 juillet 2019.
Tous les jours à 21 h 30, relâche le mardi.
Théâtre des Halles, Salle La Chapelle
4, rue Noël Biret.
Réservations : 04 32 76 24 51.
>> theatredeshalles.com

Yves Kafka
Mardi 16 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024