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Avignon 2019

•Off 2019• Be my Marguerite ! Ô solitude, à la recherche du désir de soi

Renaître à soi-même, en dénouant les nœuds où nos fragiles existences se sont trouvées emprisonnées, enkystées dans un temps figé qui ne passe pas, tel est l'enjeu "vital" de cette performance d'une poésie pure. Empruntant au jeu, à la danse, à l'art plastique et musical, leurs ressources, convoquant les dires de Marguerite Duras mêlés à d'autres anonymes, le poème joué et dansé irradie de puissance hypnotique. D'autant que cette longue phrase poétique est incarnée par une comédienne "faisant corps" avec le propos, jusqu'à se fondre en lui.



Sur fond d'une musique envoûtante, faisant interférer musique électro et musique classique, les souvenirs de M. livrent leurs fragments douloureux pour mieux l'en délivrer. Surgissent en nous les notes de "O solitude, my sweetest choice", chanson du compositeur baroque anglais Henry Purcell, où l'ostinato obsédant rend sensibles les souvenirs stagnants… Libre association autorisée par Marguerite Duras lorsqu'elle avance que "chaque phrase, chaque écrit a en lui tous les sens du monde. Comme chaque homme a en lui tous les sens de la création du monde. Le limiter à une interprétation, c'est le limiter complètement. C'est le tuer".

De même les évanescentes images vidéo projetées sur les délicats bustes de papier de soie suspendus aux cintres et figurant des torses de statues grecques, peuvent-elles subrepticement évoquer les hommes ayant traversé sa vie, dont celui dont elle eut du mal à se défaire - tant il prétendait la modeler à l'image de son fantasme à lui - mais aussi l'ombre lancinante du petit frère aimé plus que de raison, mort en quelques jours.

Immergé dans ce bain post-amniotique où la mémoire remonte aux origines afin de s'en extraire, les images traumatiques obsédantes revivent en elles. Celle de John, cet homme ô combien séducteur qui prétendait confisquer sa vie jusqu'à ce qu'elle s'en déprenne, refusant la "perfidie du désir, de la passion, de l'amour qui donne l'illusion d'exister" en ne faisant d'elle qu'un objet modelé au gré des fantaisies d'un autre qu'elle, l'amenant elle, M., à se noyer dans sa propre invisibilité.

Celle de sa mère omniprésente, incarnant à jamais "l'amour maternel… la seule calamité du monde… une calamité qui donne l'illusion d'exister. Le premier signe de vie, c'est le hurlement de douleur, le cri de quelqu'un qui veut pas.". Mais aussi celle du frère disparu à 27 ans qui la hante au point de se fracasser la tête contre les murs, "c'est étrange de souffrir à ce point-là de la mort d'un frère", jusqu'à découvrir, tardivement, qu'elle "l'avait sans doute aimé, plus que tout", aimé en dehors de toute norme admise.

Lorsque les mots, si puissants soient-ils, sont impuissants à dire l'indicible, le corps prend alors le relais pour exsuder les soubresauts de l'âme. Au son amplifié d'une musique électro, allant crescendo jusqu'à un paroxysme avant de retomber, épuisée, dans des tonalités plus calmes, M. se lance dans une "danse des cinq rythmes" donnant à voir tous les états émotionnels traversés dans cette tentative effrénée d'exorcisme de ses tourments.

Ainsi des mouvements souples et harmonieux de gestes arrondis, elle passera au staccato de gestes saccadés, pour se perdre dans le chaos du déchaînement psychédélique de gestes anarchiques surlignés par les flashs des spots discontinus, avant que l'excitation ne retombe, semblable à la vague sur le rivage, afin d'aboutir à la sérénité de l'immobilité recouvrée. Alors, visage et corps ruisselant de sueur, mine illuminée, M., rayonne, lavée de ses tensions anciennes.

"Il fallait que je sois seule tout à fait. Seule tout à fait oui", comme un leitmotiv ressassé en boucle, l'évidence apparaît à M. À l'opposé des idées communes, ce n'est pas dans la "relation sociale" que le sujet advient mais dans l'état de solitude propice à sa recomposition.

Privée de soi, c'est en laissant "agir" le magma confus de ces autres, ayant déposé leurs traces encombrantes en elle, que quelque chose du "singulier pluriel" de M. émerge. Il aura fallu le concours de ressources pluridisciplinaires - jeu, danse, musique et arts plastiques - pour que cette traversée de mots, de corps en mouvement, de sons syncopés et autres images projetées, aboutisse à la "mise à jour" d'un sujet qui se reconnaisse dans la somme d'émotions anciennes enfouies.

Projetée hors de M., délivrée, cette "masse du vécu non inventorié, non rationalisé" devient alors une fabuleuse matière artistique, sensuel "ouvroir de littérature potentielle" propre à enivrer.

"Be my Marguerite ! (Ou dans l'étrangeté de la solitude)"

Création collective.
Jeu, écriture : Madeleine Bongard.
Dramaturgie : Tali Serruya.
Scénographie, dessin : Claire Finotti.
Composition et interprétation piano : Thomas Kohler.
Création sonore : Sor_L.
Vidéos : Julien Petit.
Aide à la direction d'acteur : Hanna Lasserre.
Lumière, régie principale : Helena Payan.
Coaching danse : Marc Silvestre.
Compagnie Dyki Dushi.
Durée : 50 min.
À partir de 14 ans.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 28 juillet 2019.
Tous les jours à 22 h 20, relâche du 9 au 13, et les 16 et 23 juillet.
Théâtre Transversal, Salle 1
10, rue d'Amphoux.
Réservations : 04 90 86 17 12.
>> theatre-transversal-avignon.com

Yves Kafka
Mercredi 31 Juillet 2019

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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
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Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

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Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

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© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023