La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• Le dernier Ogre Conte slamé et "bio-éthique" à dévorer tout cru

D'abord dire le choc artistique lié au mix d'un slam magnétique, d'une voix parlée aux résonances philosophiques, d'une musique live et de live painting se répondant l'une et l'autre, le tout réuni sur le même plateau pour créer l'univers poétique où deux histoires différentes - quoique… - se rencontrent au point de chute. Les contes partagent cela en commun, ils "parlent" au-delà de leur contenu et réservent des surprises "sans fin" qui nous mettent en appétit (d'ogre).



© JO.
© JO.
Ensuite, dire que l'on ne doit pas se laisser abuser par le mot conte… Comme beaucoup de contes, il n'est pas destiné aux enfants même s'il peut être vu avec intérêt par eux aussi… ne serait-ce que pour qu'ils expliquent aux adultes que leur faim de bien faire - rêve d'une vie bio et écologique à tous crins - peut s'avérer à la fin, "une vraie tuerie"…

(Il était une fois) un ogre dont i["À [son] retour [sa] douce avait dressé la table/Préparée comme jamais des mets gorgés d'odeur"]i (il parle, l'ogre, en alexandrins slamés) et qui aimait ses sept filles plus que tout au monde, les bisoutant, les cajolant et veillant à ce que rien ne leur manquât de nourriture raffinée et autres conforts domestiques. Un père de famille au-dessus de tout soupçon…

Certes, les mets gorgés d'odeurs mijotés par sa femme ogresse étaient exquis à son goût mais ogre il était, et son penchant "naturel" pour la chair fraîche humaine ne pouvait longtemps rester au garde-manger.

© JO.
© JO.
(Il était une fois) un homme, bon père de famille, qui rêvait pour ses sept garçons d'une vie saine, écologique, à l'abri des pollutions et autres nuisances urbaines. Il imagina (il parle, l'homme, de manière prosaïque) une grande maison avec plein de pièces mais, comme toutes les décisions, celle-ci n'échappa pas à la loi de l'irrationalité - ce fut une petite maison à une seule chambre, un seul salon-cuisine qui retint son choix, et encore, le champ d'orge devant, ce serait à lui de le planter. Mais à la cave, des crochets pour sécher les jambons lui plurent plus que de raison.

Lui aussi disait aimer sa progéniture mais dès que disette vint, l'homme pensa à abandonner ses chers enfants, la chair de sa chair, en pleine forêt. Pour leur bien, dit-il. Si l'ogre a faim de chair fraîche, l'homme et sa famille ont faim… tout court. Aucun "n'entend" renoncer à combler ce vide au creux de sa personne, prêt à tout pour ce faire, car, comme l'énonce si bien la sagesse populaire, "ventre affamé n'a pas d'oreilles".

Le cadre dramatique étant posé, on se doute maintenant que, par le plus petit ogresque des hasards, sept garçons vont faire irruption chez l'ogre et que, là, les deux parallèles, au mépris de la géométrie euclidienne (on est dans un conte), vont se rejoindre pour se confondre en une seule histoire où sept garçons et sept filles "confondues" vont avoir à souffrir tour à tour de la faim dévorante des pères.

© JO.
© JO.
Alors que les sons trépidants de la guitare déclenchent les jets d'eau traçant sur la toile de fond de scène les brisures de l'histoire en train de se déliter, l'ogre au micro slame sa fureur de vivre chevillée à son désir - raffiné - de se délecter du fumet de chair fraîche. Son énergie puissante, sa voix emprunte d'une sensibilité à fleur de peau, ne sont pas sans rappeler les accents troublants d'un Bertrand Cantat, le chanteur de l'ex-Noir Désir.

L'homme, lui, pendant ce temps, est en prise avec des préoccupations plus terre à terre qu'il exprime de manière pragmatique. Ce sanglier dont il a causé "la mort naturelle", au lieu de le laisser manger par les vers dans le fossé où il pourrirait, pourquoi ne pas faire de sa belle mort un plat consistant pour se remplir le ventre qu'on a bien vide ? Ce qui ne serait pas dévoré sur le champ pourrait même être préparé en marinade ! Et de se réjouir que les enfants s'adaptent si vite à la vie naturelle, y a qu'à voir comment le petit a tranché le cou de la poule (frissons tout de même du père).

Et quand la petite sœur des sept garçons vint au monde dans cette masure plantée au milieu des champs, l'homme attendra avec impatience la délivrance du placenta - très riche en protéines - et favorisant chez la mère la lactation tout en évitant le syndrome de la dépression post-partum. Tout est bon à manger puisque c'est "naturel", y a qu'à voir comment font les animaux : ne mangent-ils pas leur placenta ? Et de s'effrayer ensuite que leurs enfants, décidément très adaptés à la vie naturelle, aient pu réserver à la petite sœur - morte par manque de nourriture - le sort que les animaux réservent à leur progéniture crevée.

Fort pertinent le rapprochement entre les régimes alimentaires de l'ogre et de l'homme : s'ils mangent "naturel" tous les deux, le premier, c'est par pur raffinement des sens, le second, c'est pour combler un besoin vital. Le concept même de "civilisé" serait-il à questionner à l'aune de l'habitus d'un groupe faisant société autour de valeurs qu'il s'est arbitrairement choisi ?

Quand l'irréparable se sera produit, que "la neige en bon linceul a recouvert [ses] pas", l'Ogre… mais ceci reste à découvrir - comme beaucoup d'autres choses encore - renvoyant à nouveau au questionnement anthropo… logique de la vie des espèces.

Enivré par le fumet délicieux d'une voix chantée mêlée à la (im)pertinence d'une voix parlée, envoûté par la guitare en live soutenant la peinture en devenir, le spectateur adulte se souvient émerveillé du conte de son enfance… tout en se disant que les grandes personnes racontent parfois des choses qui les dépassent cruellement.

"Le dernier Ogre"

Création 2019
Texte : Marien Tillet, publié partiellement aux éditions CMDE sous le titre "Ogre".
Mise en scène : Marien Tillet.
Récit slam : Marien Tillet.
Scénographie et live painting : Samuel Poncet.
Composition musicale et guitare : Mathias Castagné.
Création sonore et régie générale : Simon Denis.
Régie en alternance : Pierre-Alain Vernette.
Par la Cie Le Cri de l'Armoire.
Durée : 1 h.
À partir de 13 ans.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 26 juillet 2019.
Tous les jours à 14 h 45 relâche les 10 et 17.
11 • Gilgamesh Belleville, Salle 2
11, boulevard Raspail.
Réservations : 04 90 89 82 63.
>> 11avignon.com

Yves Kafka
Samedi 27 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024