La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Monsieur de Pourceaugnac"… Molière et Lully Florissants !

Créée au Théâtre de Caen le 17 décembre 2015, la nouvelle production des Bouffes du Nord de la comédie-ballet de Molière et Lully, second fruit de la collaboration entre le metteur en scène Clément Hervieu-Léger et les Arts Florissants de William Christie, entame une tournée en France et en Europe.



© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Le genre de la comédie-ballet apparaît quasi accidentellement en 1661 avec "Les Fâcheux", lors des magnifiques fêtes organisées par Nicolas Fouquet pour Louis XIV à Vaux-le-Vicomte - signant par ailleurs l'arrestation du surintendant et sa chute vertigineuse. Premier exemple du genre, il répond au défi pratique posé à Molière et Lully pour la part de la comédie et du ballet dans les divertissements : "On fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entractes de la comédie" (1).

Loin d'être assignées à de purs intermèdes, les parties instrumentales et dansées jouent rapidement pour les onze opus à venir du dramaturge - dix avec Lully avant la trahison de ce dernier (2) - à part égale avec le dialogue théâtral en un mutuel enrichissement. En 1669, pour l'organisation des Chasses royales de Chambord, le compositeur italien et le directeur de l'Illustre Théâtre écrivent ce "Monsieur de Pourceaugnac" injustement méconnu par la postérité.

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
De quoi s'agit-il ? Un plouc venu du Limousin arrive dans la capitale pour épouser Julie en un mariage arrangé par des vieillards, ce Monsieur de Pourceaugnac (un cochon donc) et le père de Julie (Oronte). En trois actes et en prose, la comédie d'inspiration italienne met en scène l'éternelle guerre de l'amour (des jeunes amants : Julie aime Eraste) et de la raison (ou déraison des arrangements financiers paternels), entre Paris et le désert peuplé de lourdauds (ladite province), entre la ruse de Sbrigani "Napolitain homme d'intrigues" au service des jeunes et la couardise du barbon, espèce de vieillard de quarante ans, naïf et ridicule.

À la "comédie", Lully mêle une ouverture (avec chanteurs, danseurs et musiciens) qui condamne les "tyrans à qui l'on doit le jour", exalte l'amour, et trois scènes dédiées à "la symphonie", au chant et à la danse à chaque fin d'acte. La leçon en est naturellement la nécessaire victoire des doux sentiments et du plaisir solidairement portée par les mots, les ballets et la musique :

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
"Sortez, sortez de ces lieux,
Soucis, Chagrins et Tristesse,
Venez, venez, Ris et Jeux,
Plaisirs, Amours et Tendresse.
Ne songeons qu'à nous réjouir.
La grande affaire est le Plaisir."
chante joliment une Égyptienne dans ce Paris de convention en épilogue.

Auparavant ce barbon de Pourceaugnac aura vécu la pire journée de sa vie : travestissements en tout genre, valse des accents, vertiges des identités, tous les procédés comiques seront au rendez-vous. Purgé par de faux médecins, mis au pilori par un tribunal d'opérette, pris à partie par de fausses épouses soi-disant abandonnées, le pauvre limousin fuira déguisé en femme abandonnant ainsi son projet matrimonial - fin piteuse et seul moyen d'échapper aux chausses-trappes et autres nombreuses péripéties burlesques menées évidemment à un rythme d'enfer.

Après la "Didone" de Cavalli, le toujours vert William Christie et Clément Hevieu-Léger, le pensionnaire de la Comédie Française, entraînent neuf musiciens, onze chanteurs-comédiens-danseurs dans ce carnaval plein de folie et de rire. Et on s'amuse prodigieusement - à quelques points près. La transposition dans les années cinquante dans le milieu des immigrés italiens fonctionne plutôt et certains des comédiens se révèlent irrésistibles tels le Sbrigani de Daniel San Pedro et le Pourceaugnac du lunaire et génial Gilles Privat.

Mais si la "symphonie" est toujours alerte et brillante grâce aux Arts Florissants, les chanteurs ne sont pas toujours très audibles (le sous-titrage serait appréciable pour les prochains spectacles) en raison d'une articulation parfois déficiente (certains jeunes acteurs ne s'en tirent pas mieux). Et l'idée de confier les ballets aux chanteurs et comédiens n'est guère plus heureux : ce qui devrait figurer tel un commentaire brillant de l'intrigue est faible ici. On aurait mieux jugé de confier ces parties à de vrais danseurs pour une chorégraphie plus inventive.

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Enfin, certaines options de la mise en scène (comme l'abus des ténèbres sur le plateau ou les châssis mobiles du décor plus brechtiens qu'autre chose) ne rendent pas vraiment justice à l'irrésistible et insolente comédie-ballet imaginée par Lully et Molière. Pour ce qui est de la vision de l'œuvre, le choix anachronique de faire de l'œuvre un brûlot moderne et de Pourceaugnac, un personnage quasi tragique, sorte de victime de l'intolérance actuelle, ne convainc pas vraiment.

Là où la cruauté moliéresque n'est qu'au service du comique - ce fameux comique significatif dont a parlé Baudelaire (3) - Hervieu-Léger charge le trait et ce n'est bien venu. Cependant la soirée se révèle à tout le moins très divertissante et signe avec panache la fin de la résidence de vingt-cinq ans des Arts Florissants et de W. Christie au Théâtre de Caen. Le spectacle s'installera aux Bouffes du Nord en juin 2016.

Notes :

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
(1) Préface de "Les Fâcheux", Molière 1661.
(2) En 1673.
(3) "De l'Essence du rire", Charles Baudelaire in "Les Curiosités esthétiques", 1855. Ce "Monsieur de Pourceaugnac" est de toute façon davantage une aimable farce qu'une comédie sérieuse tel ce "Tartuffe" que Molière parvient enfin à mettre en scène en cette même année 1669.


Tournée
7 au 10 janvier 2016 : Opéra Royal de Versailles (78).
13-14 janvier 2016 : Grand Théâtre, Aix-en-Provence (13).
27 au 30 janvier 2016 : CNCDC, Châteauvallon (83).

2 au 4 février 2016 : La Cigalière, Sérignan (34).
12 février 2016 : Théâtre Jean Vilar de Suresnes (92).
26-27 février 2016 : Théâtre Impérial, Compiègne (60).
2 mars 2016 : Théâtre de l'Arsenal, Val-de-Reuil (27).
8 mars : Théâtre municipal de Chartres (28).
10 mars 2016 : Théâtre Luxembourg, Meaux (77).
12 mars 2016 : Opéra de Vichy (03).
15-16 mars 2016 : La Comète, Chalons-en-Champagne (51).
18 mars 2016 : Théâtre de Chelles (77).
3-4 juin 2016 : Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines (78).
14 juin au 9 juillet 2016 : Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.

"Monsieur de Pourceaugnac".
De Molière (1622-1673) et Lully (1632-1687).
Clément Hervieu-Léger, mise en scène.
William Christie, direction musicale et clavecin.
Aurélie Maestre, décors.
Caroline de Vivaise, costumes.

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Bertrand Couderc, lumières.
Bruno Bouché, chorégraphie.

Erwin Aros, haute-contre.
Clémence Boué, Nérine.
Cyril Constanzo, l'Apothicaire, avocat.
Claire Debono, l'Egyptienne.
Stéphane Facco, médecin, Lucette.
Matthieu Lecroart, baryton-basse.
Juliette Léger, Julie.
Gilles Privat, Mr de Pourceaugnac.
Guillaume Ravoire, Eraste.
Daniel San Pedro, Sbrigani.
Alaint Trétout, Oronte.

Les musiciens des Arts Florissants.
Paolo Zanzu, assistant musical (direction musicale en juin 2016 à Paris).

Christine Ducq
Jeudi 31 Décembre 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024