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Théâtre

"Léviathan" Justice et théâtre, deux mondes de représentation où les fêlures de l'âme deviennent enjeux "dramatiques"

Dénommer "Léviathan" une fiction théâtrale ayant pour sujet les comparutions immédiates devant la 23ᵉ chambre de justice est, à plus d'un titre, pourvoyeur de sens. En effet, convoquer la créature biblique monstrueuse surgie des zones obscures de la psyché pour éclairer les rapports conflictuels qu'entretiennent la justice et le justiciable n'est en rien innocent. Les donner à voir au travers d'une représentation théâtrale l'est encore moins et vaut son pesant d'or. Sur les deux plateaux de la "Balance de la Justice", lequel, du monstre destructeur dévorant les justiciables, ou de l'autre visage du Léviathan, gardien de la paix, réparateur sociétal et protecteur des victimes réclamant justice, aura le plus de poids ?



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'emblée, sous le portrait en majesté de Louis XIII dit "le Juste", on est introduit dans l'antre de la 23ᵉ chambre recomposée théâtralement. Le cérémonial qui va s'y dérouler est donné en accéléré… au travers du ralenti utilisé comme focale de distanciation, conférant le statut de personnages (et non plus de personnes) aux juge, procureur, avocats et prévenus, tous se voyant de plus affublés d'un bas sur la tête ou d'un masque recouvrant leurs traits.

Tous sauf un qui échappe à toute déformation. Homme énigmatique, en costume de ville, dévisageant longuement la foule dans les gradins, avant de livrer un regard critique sur le fonctionnement d'une justice expéditive, performative au niveau de l'abattage, moins efficiente au niveau de la "réparation". Si une association était permise, on pourrait dire qu'il occupe à lui seul la place du Chœur dans les tragédies grecques.

La première audience (deux autres lui succéderont) projette, sous les ombres et lumières des projecteurs, les rouages huilés de la machine judiciaire (cf. l'hypnotique "Ballet mécanique" de Fernand Léger) broyant avec méthode et application un pauvre hère ne possédant ni les codes, ni le langage, pour articuler une défense constructive, son attitude hors sol décrédibilisant d'emblée son avocat commis d'office. Pour conduite illégale d'une moto, sans permis et sans casque, pour consommation d'alcool et de stupéfiants (cannabis) avouée, le Procureur, fort du rôle qu'il hérite de sa fonction de représentant du Ministère Public, requerra une peine d'un an de prison, peine assortie de six mois de sursis, afin que justice soit rendue… dans l'intérêt supérieur du prévenu… afin de le remettre dans le droit chemin. Le couperet tombera : six mois ferme.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Pendant l'interlude, l'homme énigmatique témoigne, les yeux plantés dans les nôtres. Ce qu'il a à faire entendre est nourri par son expérience de cette chambre jugeant les flagrants délits. Quelques petites minutes à accorder à chaque cas et le verdict à la suite. Un verdict qui ne répond pas aux critères d'une justice réparatrice, transformatrice, mais à celle punitive, répressive, sacrificielle, offrant le condamné aux statistiques du système pénal. Sa voix forte et posée résonne, mettant en abyme le théâtre se déroulant sous nos yeux et la réalité vécue.

Succède à la barre de la comparution immédiate, un SDF bénéficiant de l'allocation adulte handicapé. La Présidente du tribunal, tandis que s'affiche en gros caractères le sablier du temps défilant, chante avec entrain la ritournelle des délits dont il est accusé, accentuant théâtralement l'aspect jeu de rôles de cette Cour où rien, ni personne, ne peut échapper au tempo de la dramaturgie écrite. Souffrance à fleur de peau de l'homme à la dérive, criant, pleurant, hurlant sa détresse et violence qu'il a peine à contenir (tableaux vivants dignes des peintres expressionnistes, cf. "Le Cri" d'Edvard Munch) et rencontrant pour réponses la légèreté chantonnante de la Présidente et la froideur analytique du Procureur qui, au nom des pouvoirs qui lui sont conférés, etc. etc. etc. Son avocate aura beau plaider la situation de paria de son client, justifier la détention du poing américain par les dangers d'une existence passée à la rue dont il doit constamment se protéger, il écopera de huit mois ferme. Amen, la Justice a parlé.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Une jeune femme aux abois lui succède. Serrant sous son bras une poupée de chiffon désarticulée, elle ne semble pas elle-même dans un état normal… On a retrouvé dans son sac – elle n'avait pas encore franchi la barrière de la caisse – des habits taille 6 à 8 ans et autres accessoires. Si l'enseigne de vente de vêtements pas chers a retiré sa plainte, le Parquet, lui, non. Tentant de protester, elle allait régler ses achats, elle se heurte au questionnement de la Présidente la mettant sur le gril. Et les CB ? Et ce casier judiciaire où l'on peut lire "condamnée pour non-présentation d'enfant" ?

La seule échappatoire possible à la violence institutionnelle, elle qui ne tient debout que plombée de tranquillisants, est de se réfugier dans un monde onirique hors de portée… sous les traits d'un vrai cheval qu'elle enlace de ses bras tremblants dans la salle d'audience. L'avocate aura beau apporter à la connaissance de la Cour les raisons de non-présentation de l'enfant – un crime réitéré commis par celui même qui en a obtenu la garde exclusive – la force doit rester à la Loi. Quatre mois ferme.

Quant à la chute, elle sera prise en charge par l'homme énigmatique, ancien prévenu lui-même, livrant sa propre expérience (seize minutes vingt-quatre secondes conclues par douze mois ferme) afin de mettre en perspective ces fictions théâtrales jouées devant nous, "jeux dramatiques" inspirés de faits, eux bien réels… L'atmosphère malodorante (en garde à vue, on ne se lave pas), la loterie de l'avocat commis d'office, la salle d'attente peuplée de cabossés de l'existence (une Cour des Miracles)… de ça, il peut parler. En revanche, pas question pour lui de rejouer au théâtre l'expérience de l'incarcération. Le temps ne se rattrape pas, il est perdu à jamais. Et les yeux plantés dans les nôtres, un silence, très long silence, distillant goutte à goutte le temps volé…

La force de cette proposition artistique sur les rouages d'une justice expéditive (tableaux expressionnistes impressionnants) résulte de l'observation in vivo réalisée en amont. À partir d'heures passées dans la vingt-troisième chambre, celle des comparutions immédiates, du tribunal correctionnel de Paris, le travail théâtral initié par Lorraine de Sagazan vient refondre avec un talent fou les matériaux bruts recueillis pour en exhaler l'essence.

Ainsi, il sera désormais compliqué de détourner le regard sur une vérité que nous repoussons par ce qu'elle est impensable. À voir la population paumée concernée par ces jugements à l'emporte-pièce, à voir la lourdeur des peines (doloristes et non réparatrices) prononcées à son encontre, on se dit que tout le monde n'est pas égal devant la Justice. L'inscription gravée fièrement sur le frontispice des édifices de notre République – "Liberté, Égalité, Fraternité" – reste un idéal que la réalité dément. Notre justice est, et demeure, une justice de classe.
◙ Yves Kafka

Vu le vendredi 19 juillet 2024 au Gymnase du Lycée Aubanel à Avignon.

"Léviathan"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
France - Création Festival d'Avignon 2024.
En français surtitré en anglais.
Texte : Guillaume Poix (texte inspiré de faits réels).
Collaboration au texte : Lorraine de Sagazan.
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan.
Assistant à la mise en scène : Antoine Hirel.
Avec : Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Éric Verdin.
Dramaturgie : Agathe Charnet, Julien Vella.
Chorégraphie : Anna Chirescu.
Son : Lucas Lelièvre, assisté de Camille Vitté.
Musique : Pierre-Yves Macé.
Scénographie : Anouk Maugein, assisté de Valentine Lê.
Lumière : Claire Gondrexon.
Assistante à la lumière : Amandine Robert.
Costumes : Anna Carraud.
Assistantes aux costumes : Marnie Langlois, Mirabelle Perot.
Vidéo : Jérémie Bernaert.
Mise en espace cheval : Thomas Chaussebourg.
Masques : Loïc Nebreda.
Perruques : Mityl Brimeur.
Travail vocal : Juliette de Massy.
Travail masque : Lucie Valon.
Traduction pour le surtitrage : Katherine Mendelsohn (anglais).
Musique enregistrée interprétée par Silvia Tarozzi (violon) et Maitane Sebastián (violoncelle).
Durée : 1 h 50.

Du 4 au 7 mars 2025.
Tous les jours à 19 h 30.
ThéâtredelaCité - CDN Toulouse Occitanie, Toulouse (31), 05 34 45 05 05.
>> theatre-cite.com

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
18 mars 2025 : L'Estive - Scène nationale de Foix et de l'Ariège, Foix (09).
25 au 28 mars 2025 : La Comédie - CDN, Saint-Étienne (42).
2 au 6 avril 2025 : Théâtre Les Célestins, Lyon (69).
10 et 11 avril 2025 : MC2 - Scène nationale, Grenoble (38).
16 et 17 avril 2025 : La Comédie - CDN Drôme-Ardèche, Valence (26).
2 au 23 mai 2025 : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris.

Yves Kafka
Jeudi 27 Février 2025

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