La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Le chef Alain Altinoglu à la Monnaie… "Je me suis engagé pour rester longtemps"

À la veille de l'annonce mi-mars de la prochaine saison de l'Opéra sis à Bruxelles, rouvert depuis septembre 2017 après d'importants travaux de rénovation, nous avons rencontré son directeur musical depuis 2016. L'excellent chef français a entrepris avec Peter de Caluwe de redonner à la maison lyrique une des premières places en Europe. Avec succès.



Orchestre de La Monnaie © Hugo Segers.
Orchestre de La Monnaie © Hugo Segers.
Christine Ducq - Revenons sur votre nomination en 2016. Pouvez-vous nous en rappeler les circonstances ?

Alain Altinoglu - Après une dizaine d'années d'une vie de nomade à diriger un peu partout, j'ai eu envie d'initier un travail avec un orchestre sur le long terme. Être invité dans le monde entier en tant que chef, c'est profiter du travail opéré par d'autres directeurs musicaux ; un travail toujours très différent puisqu'un orchestre ne sonne jamais comme un autre - citons par exemple celui d'Antonio Pappano au Royal Opera House ou celui de James Levine au Met (1). Question intéressante : pourquoi ? Parce que le travail du directeur musical est très important pour forger un son. J'ai donc su qu'il était temps pour moi d'avoir ma propre maison et mon propre orchestre. Or, dès 2011, l'alchimie avait opéré avec l'orchestre de la Monnaie quand je l'ai dirigé dans le "Cendrillon" de Massenet.

Étant donné les expériences passées avec les deux précédents chefs, votre arrivée n'avait pourtant rien d'évident, n'est-ce pas ?

Alain Altinoglu - Je ne sais pas. Quand Ludovic Morlot est parti au bout de trois ans (sur les cinq de son contrat, NDLR), Peter de Caluwe (2) m'a appelé pour me proposer le poste. J'étais très intéressé par cette proposition, et après réflexion, j'ai accepté. J'avais une telle relation avec l'orchestre et je me sentais si bien dans cette maison que j'ai eu envie de travailler avec eux sur le long terme. Je me suis engagé pour rester longtemps.

© Hugo Segers.
© Hugo Segers.
Il s'agit aussi de redonner une identité forte à l'orchestre et à la Monnaie en tant que maison lyrique ?

Alain Altinoglu - En effet. Cet orchestre a été recréé par Gerard Mortier dans les années quatre-vingt (avec comme chef Sylvain Cambreling) et les progrès ont été fulgurants. Puis Bernard Foccroulle a amené Antonio Pappano puis Kazushi Ono, et l'orchestre a continué à progresser. Cela s'est peut-être bien moins passé avec les deux chefs suivants, ce qui peut entraîner rapidement une baisse de niveau et de motivation.

Nous sommes aujourd'hui au début d'un nouveau cycle. De nombreux musiciens partent en retraite, ce qui génère un recrutement important. Beaucoup de très jeunes musiciens ou d'autres plus expérimentés se présentent au concours ; ceux qui le réussissent sont brillants, alliant virtuosité et expérience de l'orchestre.

Dans quelle proportion allez-vous recruter pour l'orchestre ?

Alain Altinoglu - Au terme de mon mandat, nous aurons procédé au remplacement d'un tiers de l'orchestre, ce qui représente presque une trentaine de personnes.

Construire l'équilibre de l'orchestre est donc déjà engagé depuis près de deux ans ?

Alain Altinoglu - Ce travail de fond passionnant commence réellement cette année grâce à la réouverture du site historique de la Monnaie. Auparavant, nous avons joué à Tour et Taxis (un site industriel recyclé pour des événements culturels, NDLR) sous un chapiteau dans le quartier de Molenbeek et l'orchestre était sonorisé là-bas. Nous n'avions pas le choix. Pour les concerts symphoniques que j'ai souhaités plus nombreux, nous jouons au Palais Bozar, qui est aussi par conséquent une salle très importante pour nous, et parfois à la Salle Flagey. Les deux acoustiques de l'opéra et du Palais Bozar sont très différentes, ce qui représente un défi intéressant pour nous.

Alain Altinoglu (au deuxième plan) © Hugo Segers.
Alain Altinoglu (au deuxième plan) © Hugo Segers.
Avez-vous apporté un esprit français à cet orchestre ?

Alain Altinoglu - L'orchestre est constitué de francophones et de néerlandophones, exactement comme le reste de la Belgique - même si de nombreuses nationalités y sont représentées comme dans tout grand orchestre. Deux cultures coexistent ici avec les deux langues. Lors de notre concert à destination des enfants autour du thème de "Shéhérazade" donné dernièrement, je me suis longuement adressé à eux pour leur parler des compositeurs, des œuvres et des instruments de l'orchestre, tout en étant traduit simultanément. C'est la même chose pour la pratique instrumentale dans l'orchestre.

Certains musiciens appartiennent à une culture plutôt germanique et d'autres sont plutôt de culture française - car la Belgique est vraiment traversée de cette double identité. De même que le grand Eugène Ysaïe a initié une école de violon à Liège caractérisée par un son ni tout à fait français, ni tout à fait germanique, j'entends construire avec l'orchestre une sonorité entre les deux traditions - difficile à définir peut-être mais qui serait moins transparent qu'en France et moins épais qu'en Allemagne.

Une sorte de compromis entre Liszt et Wagner d'un côté et Ravel et Berlioz de l'autre ?

Alain Altinoglu - Exactement. Nous donnons entre autres des concerts consacrés à Liszt et Bartok en écho à la programmation lyrique ("Journey to Bluebeard" en février, Ndlr). Mais je voudrais avant tout que l'orchestre ait la flexibilité, la volubilité qui lui permette de briller dans tous les répertoires. Un orchestre d'opéra doit pouvoir passer de Verdi à Puccini et savoir aussi produire un son très différent dans Wagner et Bartok.

À votre nomination, vous avez donc souhaité redonner sa première place à La Monnaie. Qu'avez-vous de surcroît spécifiquement mis en place ?

Alain Altinoglu - D'abord une programmation innovante avec Peter de Caluwe (car l'esprit d'innovation habite cette maison depuis longtemps) avec une ouverture sur des répertoires très différents, des mises en scène originales révélatrices de jeunes talents. Comme la mise à l'affiche, il y a peu, du "Il Prigioniero" de Luigi Dallapiccola couplé au "Das Gehege" de Wolfgang Rihm dans la production d'Andrea Breth, un des grands noms actuels du Regie-Theater.

Mais il faut donner des bases solides à l'orchestre, aussi avons-nous mis en place les concerts symphoniques avec des cycles consacrés à de grands compositeurs comme Brahms et bientôt ce sera Beethoven.

Cependant avant notre ré-installation en septembre à La Monnaie, quelques productions ont dû attendre cette saison pour être programmées, tels ce "Lohengrin" qui sera créé en avril dans la vision d'Olivier Py ou "Le Château de Barbe-Bleue" de Bartok, couplé au "Mandarin merveilleux". Cette saison sera donc très marquante si on la considère dans sa totalité.

© Simon Van Boxtel.
© Simon Van Boxtel.
Vous avez aussi voulu proposer un concert annuel au jeune public, en plus des concerts symphoniques ?

Alain Altinoglu - Il s'agit, outre les séries de concerts destinés au plus grand nombre (une huitaine par an désormais), d'offrir aux enfants un concert gratuit pour les initier à la musique - avec distribution de goûters ! Pour le concert "Shéhérazade" dont je parlais plus haut, mille cinq cents à mille six cents places vendues sur deux mille deux cents étaient occupées par le jeune public, âgé de trois à dix-huit ans. Ce fut donc une réussite essentielle à mes yeux - cet auditoire constitue notre futur public d'opéra, de même peut-être nos musiciens de demain. Notre souci est d'élargir par tous les moyens l'aire sociale et culturelle de notre public habituel, y compris en allant dans les écoles.

J'ai par ailleurs créé une académie d'orchestre pour les musiciens qui finissent leurs études dans les conservatoires ; une structure qui est opérationnelle depuis septembre en collaboration avec le Belgium Federal Orchestra. Enfin, il faut que nous entrions de plein pied dans le XXIe siècle en développant la présence numérique de l'orchestre pour le faire connaître. Les orchestres américains ont vingt ans d'avance sur l'Europe sur ce point.

Vous avez déclaré un jour que le chef avait un rôle éthique. En quoi consiste précisément pour vous la responsabilité d'un directeur musical ?

Alain Altinoglu - Cette responsabilité morale se situe à plusieurs niveaux, philosophiquement, musicalement, et bien-sûr d'un point de vue personnel. Musicalement, une partition doit être dirigée sans trahir l'esprit du compositeur. Je suis très surpris parfois par certaines interprétations, qui donnent l'impression que le chef n'a rien lu sur les œuvres en en proposant une version aux antipodes de ce qui est écrit sur la partition. Une vraie trahison selon moi. Notre première responsabilité en tant que chef relève d'une indispensable intégrité musicale vis-à-vis des compositeurs.

Elle s'impose aussi en ce qui concerne les musiciens. Nous travaillons avec des personnes qui travaillent leur instrument depuis la prime enfance, et ce, parfois huit heures par jour. L'orchestre, constitué de grands professionnels, n'est donc pas un jouet. Musiciens ou chef, nous avons une grande responsabilité devant notre public en termes d'investissement et de concentration, que nous soyons sur scène ou dans la fosse. Nous travaillons énormément sur cela. Il est vrai que jouer à l'opéra et pour le concert symphonique représente des défis très différents, et les deux expériences se nourrissent l'une de l'autre. Je suis très fier du travail que nous avons déjà accompli.

© De Gobert/La Monnaie De Munt.
© De Gobert/La Monnaie De Munt.
Que pouvez-vous nous dire sur ce "Lohengrin" qui sera bientôt créé à La Monnaie sous votre direction ?

Alain Altinoglu - Après la collaboration avec Olivier Py sur ses très beaux "Dialogues des Carmélites" donnés ici en automne dernier, je suis pressé de retravailler avec lui. Nous nous sommes très bien entendus. Ce sera son premier "Lohengrin" et je sais qu'il se passionne pour cette œuvre. Tout est en place pour offrir une très belle production.

Quant à vous, vous connaissez intimement cette œuvre que vous avez dirigée à Bayreuth ?

Alain Altinoglu - En effet, diriger à Bayreuth a été une de mes plus fortes expériences en tant que chef. J'adore Richard Wagner et "Lohengrin" est la première de ses œuvres vraiment personnelles, car libérée de l'influence des opéras italiens. C'est une partition incroyablement riche où l'écriture devient spécifiquement wagnérienne avec ses transformations de leitmotive. Chez Wagner d'ailleurs (comme chez Verdi) l'écriture musicale se modifie à chaque fois avec le livret. On parle toujours du chromatisme et de l'accord de Tristan mais qu'on regarde de près les partitions des "Maîtres Chanteurs", de "Tristan" ou de "Parsifal", le langage est à chaque fois très différent.

Dans "Lohengrin", il faut retrouver cette couleur magique, ces sons éthérés, transparents, uniques dans son œuvre et qui manifestent le surnaturel. C'est ce que je rechercherai avec l'orchestre.

(1) Metropolitan Opera de New York.
(2) Directeur de l'opéra de Bruxelles depuis 2007.

© De Gobert/La Monnaie De Munt.
© De Gobert/La Monnaie De Munt.
Interview réalisée le 14 février 2018.

Prochains spectacles à La Monnaie :
"Cavalleria Rusticana" & "Pagliacci" (E. Pido - D. Michieletto) du 6 au 22 mars 2018.
"Lohengrin" (Alain Altinoglu - Olivier Py) du 19 avril au 6 mai 2018.

Programme complet et réservations :
>> lamonnaie.be

La Monnaie (De Munt),
5, Place de la Monnaie, Bruxelles.
Tél. : + 32 (0)2 229 12 11.

Christine Ducq
Dimanche 4 Mars 2018

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024