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Lyrique

"La Nonne sanglante", un sombre divertissement à l'Opéra Comique

Pour le bicentenaire de la naissance de Charles Gounod, l'Opéra Comique donne pour la première fois, depuis sa création (et sa disparition de la scène) en 1854, "La Nonne sanglante". Dans cette production de David Bobée donnée dans le cadre du Festival Palazetto Bru Zane à Paris, et dont la jeunesse actualise avec bonheur une œuvre quelque peu datée, les chanteurs et le chœur Accentus brillent emmenés par l'énergie d'Insula Orchestra.



© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Un an avant de composer son "Faust", Charles Gounod accepte un livret qu'Eugène Scribe n'a pas réussi à placer depuis des années, malgré le bref intérêt que lui manifesta Berlioz. Inspiré d'un épisode du "Moine" de Lewis, roman gothique à la réputation sulfureuse, le livret est remanié in extremis par Scribe avec l'aide de Germain Delavigne pour le jeune compositeur de trente-six ans. Un livret au ton emphatique qui paraît bien désuet aujourd'hui, ne s'encombrant de surcroît d'aucune vérité psychologique avec un père qui maudit et exile son fils à l'acte un pour le pleurer abondamment et se sacrifier pour lui au cinquième.

Le registre fantastique dans lequel baigne l'intrigue affranchissant les librettistes de tout impératif de vraisemblance, l'œuvre offre son lot réjouissant de duos lacrymaux, de grands tableaux historiques médiévaux, de visions hallucinées et de péripéties évidemment fracassantes.

Deux jeunes gens, issus de familles rivales dans la Bohème du XIe siècle, vivent des amours contrariées à cause de la folie de leurs pères mais aussi de la persécution d'un fantôme, la Nonne sanglante éponyme, qui crie vengeance depuis son assassinat vingt ans auparavant.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Dans une scène de quiproquo digne de l'opéra français de l'époque, le jeune Rodolphe de Luddorf se retrouve bêtement marié au spectre, non sans à avoir plus tard à déjouer une tentative d'assassinat ourdie par ses ennemis (forcément nombreux). David Bobée, dont c'est la deuxième mise en scène d'opéra, a le talent de planter un décor ténébreux façon "Games of Thrones" dont l'atmosphère (comme les beaux costumes d'Alain Blanchot et les splendides lumières de Stéphane Babi Aubert) est familière aux spectateurs du XXIe siècle - avec le concours de la vidéo fascinante de José Gherrak.

La blondeur de Vannina Santoni, sensible Agnès de Moldaw, contribue d'ailleurs puissamment à ce rapprochement, telle une nouvelle (et beaucoup plus jolie) Daenerys Targaryen. Cette modernité qui semble aller de soi sauve sans aucun doute l'œuvre du ridicule. Les danseurs et le chœur Accentus (très bien) apportent leur appui efficace aux scènes de foule (en vogue à l'époque), dans de beaux tableaux dont certains (pendant l'ouverture et le début du premier acte) donnent un peu le tournis et l'impression d'une vaine agitation.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
S'assassinant à qui mieux mieux, ils doivent asseoir l'idée que la pulsion de mort hante les tréfonds censément psychanalytiques de l'intrigue - une analyse du metteur en scène. Ce qui aurait sûrement bien étonné Gounod, qui a composé avec verve et imagination une musique colorée et percussive, bien propre à évoquer l'horreur des situations, mais aussi d'un lyrisme fonctionnel mais assez voluptueux dans les arias (dans une partition qu'on peut trouver tout de même parfois académique). La baguette de Laurence Equilbey, tirant le meilleur des forces de son orchestre, nous sauve du sirupeux - qui menace toujours chez Gounod.

Cependant la distribution vocale est l'atout maître de cette production somme toute divertissante avec son identité affichée de film d'horreur de série B. Marion Lebègue est une Nonne intense et charismatique, aux interventions constamment prenantes grâce à une ligne de chant toujours parfaite. Face à elle, l'Agnès de Vannina Santoni conjugue fragilité, grâce et émotion toujours sur le fil.

Jodie Devos, quant à elle, se joue de son rôle travesti avec un sacré abattage. On adore aussi (inconditionnellement) l'Ermite de Jean Teitgen (inoubliable Arkel au TCE l'an dernier). Ce chanteur élégant donne décidément à tous ses personnages une profondeur humaine bouleversante - même si son personnage est à l'origine de la première catastrophe dûment répertoriée dans le livret (en étant à l'origine du mariage censément politique d'Agnès avec le frère du héros).

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Enfin, last but not least, Michael Spyres offre une prestation sensationnelle. Se riant des acrobaties vocales que lui a réservées Gounod alors qu'il est pratiquement de toutes les scènes, le ténor a plus que mérité les ovations que son timbre chaleureux et une technique irréprochable lui ont gagné. Disons-le, le plaisir que donne cette troupe de chanteurs, à laquelle on joindra Enguerrand de Hys, justifie amplement la résurrection de cette œuvre.

Du 2 au 14 juin 2018.
Diffusion ultérieure sur France Télévisions.

Opéra Comique.
1, place Boieldieu, Paris 2e.
Tél. : 0 825 01 01 23.
>> opera-comique.com

"La Nonne sanglante" (1854).
Opéra en cinq actes.
Musique de Charles Gounod (1818-1893).
Livret de Eugène Scribe et Germain Delavigne.
En français surtitré.
Durée : 3 h avec un entracte.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.

Christine Ducq
Mardi 12 Juin 2018

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© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023