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Lyrique

Irrésistible Manon !

L'Opéra de Paris présente une nouvelle production de la "Manon" de Massenet. Avec une distribution de chanteurs remarquables et dans la mise en scène de Vincent Huguet, cette œuvre un peu datée nous charme malgré une fosse décevante.



© Julien Benhamou/OnP.
© Julien Benhamou/OnP.
Des vingt-cinq opéras de Massenet, on ne joue guère plus que "Werther" et "Manon". Avec raison. Si l'opéra romantique trouve un de ses plus beaux crépuscules (un "coucher de soleil" si l'on veut) dans les dernières années du XIXe siècle avec "Werther", "Manon", opéra comique adapté du roman (ici édulcoré) de l'Abbé Prévost paru en 1731, se révèle plutôt éloigné de notre goût moderne. Les caractères, sous la plume des librettistes Meilhac et Gille, s'y révèlent vraiment factices (pour ne pas dire vieillots) ; dans leurs bouches, les mots et les rimes presque impossibles (car souvent ridicules). À savoir, Manon, l'archétype de la jeune fille innocente mais encline à la corruption ; Des Grieux, le jeune amoureux parfait, fringant et trahi et l'agent du destin, Lescaut (de frère dans le roman devenu cousin, cela piquait moins le Bourgeois sous la Troisième République) plus bonimenteur et roué que méchant.

Quand le goût du XVIIIe siècle réclamait un genre de personnages sensibles et pathétiques tels que les crée l'Abbé Prévost, celui des spectateurs de l'Opéra Comique en 1884 se trouvait nettement dégradé en sensiblerie mièvre et moralisme petit-bourgeois. Succès public énorme à la création, "Manon" déçut la critique, nettement plus réservée. L'œuvre a cependant toujours ses thuriféraires, séduits par les bulles joyeuses des premiers actes. En effet, qui ne pourrait adhérer à ce programme "Profitons bien de la jeunesse" ?

© Julien Benhamou/OnP.
© Julien Benhamou/OnP.
Pourtant, certains airs ne s'extraient guère de cette sentimentalité factice, de même que les situations peinent à s'extirper du plus médiocre des marivaudages - même si, nolens volens, la partition réserve de beaux moments dramatiques dans les trois derniers actes. Et de la vraie poésie en quelques endroits. Heureusement Vincent Huguet trouve la parade en transposant l'intrigue dans les Années dites folles et recentre son attention sur les personnages et leurs relations dans un esprit très comédie musicale.

Et ça marche, le parfum vieillot se fait moins entêtant. Manon, selon lui, est une jeune fille moderne, passionnée, avide de vivre, hédoniste jusqu'au vertige, éprise de l'amour. Elle ne peut que suivre "tous les chemins" et surtout le sien, comme elle le chante. Comme elle a le sens de la fête, elle fait des rencontres. Elle croise ainsi Joséphine Baker qui l'entraînera dans sa Revue Nègre dans la folie du Paris des années vingt. Mais elle paiera cher cette liberté de garçonne et sera fusillée comme Mata Hari, danseuse aussi, sans doute innocente de ce dont on l'accuse. Des Grieux se jette quant à lui dans sa passion pour Manon comme on se jette dans le vide. Que faire de mieux dans cet entre-deux-guerres plein de menaces ?

© Julien Benhamou/OnP.
© Julien Benhamou/OnP.
Dans les élégants décors Art Déco d'Aurélie Mestre (dès le lever de rideau on songe aux dessins qui paraissaient dans "L'Illustration", magazine paru entre 1843 et 1945) mis en valeur par les lumières de Bertrand Couderc, le metteur en scène rend attachant et même proche ce couple improbable. Les scènes comiques sont soignées, comme les numéros de danse des trois jeunes comédiennes (les excellentes Alix Le Saux, Cassandre Berthon, Jeanne Ireland) censées accompagner Guillot de Morfontaine (le talentueux Rodolphe Briand) qui se révèlent hilarants dès l'acte un. Le duo de chanteurs choisis pour les incarner ne contribue pas peu à cette modernisation de l'opéra, comme l'avait (supérieurement) réussi Simon Stone à Garnier avec ce même duo dans sa "Traviata".

On retrouve donc Pretty Yende et Benjamin Bernheim, des interprètes jeunes, solaires et fougueux, dont l'investissement fait quasiment oublier le caractère démodé de leurs personnages. La soprano sud-africaine à la voix opulente, à la diction soignée, réussit sa prise de rôle, aussi à l'aise dans les vocalises que fluide et expressive dans ses moyens vocaux. Elle nous emporte avec la sûreté d'un instinct de scène incomparable. Avec sa voix veloutée au timbre brillant, chaude et suave, homogène dans tous les registres, Benjamin Bernheim est un émouvant chevalier, capable des plus beaux élans comme des nuances les plus subtiles.

© Julien Benhamou/OnP.
© Julien Benhamou/OnP.
L'autre atout sûr de la soirée est le Lescaut de Ludovic Tézier. Avec sa récitation parfaite étudiée tel un comédien et grâce à la flexibilité d'une belle voix dotée d'un timbre aux tonalités ombrées, son personnage échappe au stéréotype du cynique. Il ne cabotine pas, trouvant ainsi sa place dans la vision de Vincent Huguet. Les autres chanteurs ne déméritent pas. Citons particulièrement le Brétigny percutant de Pierre Doyen.

Dommage que la direction de Dan Ettinger ne rende pas davantage justice à la musicalité délicate du mélodiste plein de raffinements qu'est Massenet. Lui manque peut-être l'intelligence de cette musique française avec sa transparence de couleurs sans pareil. De la fosse, le courant sonore emporte tout sur son passage et couvre trop souvent dans les premiers actes la voix des interprètes. Heureusement la baguette du chef israélien se fait un peu plus subtile après l'entracte. Sa version dure quand même trois heures. Avec deux entractes de 25 minutes, c'est un brin longuet. Les chœurs de l'opéra de Paris sont, quant à eux, toujours au rendez-vous.

© Julien Benhamou/OnP.
© Julien Benhamou/OnP.
Du 29 février au 10 avril 2020.
Au cinéma le 17 mars 2020 à 19 h 30 dans les cinémas UGC.
En direct sur France Musique le samedi 2 mai 2020 à 20 h.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Manon" (1884).
Opéra comique en cinq actes.
Musique de Jules Massenet (1842–1912).
Livret de Meilhac et Gille.
En langue française surtitrée en français et en anglais.
Durée : 3 h 50 avec deux entractes.

Christine Ducq
Lundi 9 Mars 2020

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© Pics.
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Brigitte Corrigou
08/09/2023
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
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Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
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Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

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Gil Chauveau
15/09/2023