La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Iolanta/Perséphone" dans les ténèbres du monde…

Reprise au Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence d'un spectacle de 2012, "Iolanta/Perséphone", une des dernières commandes du grand Gerard Mortier comme directeur au Teatro Real de Madrid - peu avant sa disparition. Cette magistrale production du duo formé par le metteur en scène Peter Sellars et le chef Teodor Currentzis sera reprise à l'Opéra de Lyon en mai 2016. À voir absolument.



© Festival d'Aix-en-Provence.
© Festival d'Aix-en-Provence.
C'est un étrange message de l'au-delà que semble nous envoyer Gerard Mortier avec ce diptyque tout à fait inédit à Aix (et donc en France) formé par deux oeuvres méconnues - et souvent mésestimées par les spécialistes - de deux compositeurs russes : "Iolanta" de Piotr Ilitch Tchaïkovski, un opéra de chambre en un acte de 1892, et "Perséphone" de Igor Feodorovitch Stravinski, un court mélodrame chorégraphique (1) de 1934. Qu'est-ce qui peut rapprocher ces deux partitions aux sujets si dissemblables jouées ici dans la même soirée et avec le même décor (2) ? Tout ! Comme le démontre brillamment le travail des deux enfants terribles de l'opéra : le jeune chef grec Teodor Currentzis et le brillant metteur en scène Peter Sellars, révélateur d'artistes pour le monde entier (tel le vidéaste Bill Viola).

L'argument de chacune des œuvres telles qu'elles nous sont présentées à nouveau à Aix pourrait se résumer ainsi : la princesse Iolanta, aveugle de naissance, recouvre la vue grâce à l'amour du comte Vaudémont pour mieux accéder au paradis des "chérubins", dans une mystique et extatique contemplation du divin, quand la princesse Perséphone consent à séjourner dans les ténèbres en renonçant à la lumière et à la vitalité du monde des vivants une partie de l'année par charité pour le peuple des ombres affligées, éternellement condamnées aux enfers (qu'elle console). Une phrase du livret de Modeste Tchaîkovski (frère de Piotr) pourrait servir de sous-titre à cette superbe production : "Il est possible que le désir fasse naître la lumière dans l'obscurité."

© Festival d'Aix-en-Provence.
© Festival d'Aix-en-Provence.
Visuellement à couper le souffle, vocalement excellente, musicalement envoûtante, on n'est pas prêt d'oublier cette production d'une force assez peu commune et qui se révèle être une expérience émotionnelle et sensible très riche. Quatre portiques et une utilisation virtuose de la lumière et des couleurs (due au vieux complice de Sellars James, F. Ingalls) suffisent à nous enlever de notre réalité et à nous précipiter dans les hauteurs métaphysiques de cette fable en deux volets. Qui se veut aussi une réflexion sur les ténèbres de l'âme et ses possibles salut ou consolation.

La soirée est inoubliable aussi grâce à la merveilleuse partition élégiaque de Tchaïkovski - et comme il s'agit d'expression lyrique du vertige intérieur, nous sommes souvent en larmes (comme il le voulait). La musique est servie avec art par l'orchestre de l'opéra national de Lyon dirigé en cette dernière représentation par Andréi Danilov (Currentzis étant souffrant) et une distribution de chanteurs tous remarquables.

© Festival d'Aix-en-Provence.
© Festival d'Aix-en-Provence.
Si la prononciation russe de Sir Willard White en docteur Ibn-Hakia n'est pas toujours convaincante, son charisme n'a d'égal que celui de la basse Dmitry Ulianov dans le rôle du roi René, père de Iolanta - dont l'incroyable tessiture est digne des plus grands rôles. Leurs ariosos ont été acclamés à juste titre comme ceux du duo formé par la grande Ekaterina Scherbachenko, lumineuse Iolanta avec son parfait soprano legato, et le ténor polonais Arnold Rutkowski - qui réussit à donner force et émotion à un personnage bien fade (le chevalier Vaudémont). Tout le reste de la distribution est à l'avenant - et la performance du chœur et de la maîtrise de l'opéra de Lyon dans les deux œuvres est fabuleuse.

Car cette "Perséphone" de Stravinski (sur un livret de Gide) est un objet musical des plus insolites : un chanteur-narrateur (le ténor Paul Groves), un double chœur et une danseuse-récitante dans le rôle de la fille de Déméter soutenus par un orchestre plutôt sage pour le compositeur du "Sacre du printemps". Cette œuvre hybride (en fait peu opératique), considérée par beaucoup comme mineure, est ici transcendée par une idée géniale : doubler les personnages principaux par des danseurs classiques khmers. Ce ballet que d'aucuns dénigrent dans l'œuvre devient alors quasiment l'enjeu central.

© Festival d'Aix-en-Provence.
© Festival d'Aix-en-Provence.
C'est si éblouissant qu'on ne voit pas les cinquante minutes de ce petit mélodrame passer (on en oublie qu'il est plus faible que l'opéra de Tchaïkovski). Et le metteur en scène a la bonne idée d'amplifier la voix de Dominique Blanc récitante, réglant ainsi les problèmes de mince volume de la voix et de manque de souffle, constatés dans sa "Phèdre" chez Chéreau, pour rehausser cette diction chantante gracieuse qui lui est si particulière. Cette "Iolanta/Perséphone" est bien un souverain cadeau venu du ciel pour nous consoler.

(1) Le genre du mélodrame chorégraphique date du XVIIIe siècle.
(2) Les deux héroïnes portent la même robe bleue aux plissés qui rappellent l'antique.


Reprise en mai 2016 à l'Opéra national de Lyon.

"Iolanta" (1892).
Opéra en un acte.
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski.
Livret : Modeste Tchaïkovski.
Livret russe en français surtitré.

"Perséphone" (1934).
Mélodrame en trois scènes.
Musique : Igor Stravinski.
Livret : André Gide.
En français.

Andréi Danilov, direction musicale.
Peter Sellars, mise en scène.
George Tsypin, décors.
Martin Pakledinaz, costumes.
James F. Ingalls, lumières.

© Festival d'Aix-en-Provence.
© Festival d'Aix-en-Provence.
Ekaterina Scherbachenko, Iolanta.
Dmitry Ulianov, le roi René.
Maxim Aniskin, Robert.
Arnold Rutkowski, Vaudémont.
Willard White, Ibn-Hakia.
Diana Montague, Martha.

Dominique Blanc, Perséphone.
Paul Groves, Eumolpe.
Amrita Performing Arts, danseurs (Sathya Sam, Sodhachivy Chumvan, Chan Sithyka Khon, Narim Nam).
Orchestre, chœur et maîtrise de l'Opéra de Lyon.
Bohdan Shved, Chef des chœurs.

Christine Ducq
Mercredi 22 Juillet 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024