La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Eugène Onéguine", un cœur en hiver à l'Opéra de Vienne

L'Opéra de Vienne remet à l'affiche la production de Falk Richter pour trois représentations. Sous la direction brûlante de Louis Langrée et avec la remarquable Tatiana d'Olga Bezsmertna, l'opéra de Tchaïkovski survit au cercueil de glace que lui a réservé le metteur en scène allemand.



© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
Quel opéra plus personnel que ces "Scènes lyriques" en trois actes de Piotr Ilitch Tchaïkovski ? Refusant la forme altière de l'opéra traditionnel, le compositeur invente pour ce drame de l'amour bafoué sept tableaux où les solos et ensembles caractérisent des personnages purs comme du cristal (Tatiana, Lenski) ou à jamais énigmatiques (Eugène Onéguine), et des passions qui se déchirent aux yeux de tous. Écrivant à un des moments les plus difficiles de sa vie, cette tragédie de l'amour non réciproque et de la solitude, Tchaïkovski y livre le chant le plus troublant et sans doute la confidence la plus intime de toute son œuvre vocale.

Les interprétations font rage mais le mystère demeure : Eugène Onéguine est-il le double du compositeur ? Tue-t-il le poète Lenski par amour honteux ? Tchaïkovski se retrouve-t-il passionnément dans le beau personnage de la naïve Tatiana, amoureuse éconduite par le vaniteux Eugène ? Sans doute tout cela à la fois, et à n'en pas douter chacun des personnages (sauf la légère Olga) possède-t-il un peu de son âme.

Les circonstances de la composition de l'opéra sont connues : au moment où Tchaïkovski en commence l'écriture en 1877, concevant d'abord la fameuse scène de la lettre où Tatiana Larina avoue son amour à Eugène Onéguine, il en a lui-même reçu une qui va bouleverser sa vie. C'est celle d'Antonina Milioukova qu'il décide d'épouser en quelques semaines, lui offrant "un amour fraternel" - comme Eugène à la fin de l'acte I mais lui, à ce titre, repousse brutalement Tatiana.

© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
Le mariage ne tiendra pas un mois, mais l'opéra conçu dans la fièvre d'un drame existentiel et de la découverte du poème narratif de Pouchkine (paru en 1831) est achevé en janvier 1878 ; l'acteur K. S. Chilovski lui apportant une aide substantielle pour le livret. D'une richesse orchestrale et mélodique enivrante, la partition comporte aussi quelques-uns des plus beaux airs de l'opéra russe reliés par des récitatifs raffinés enchâssés dans le plus limpide discours musical qui soit. Disons-le d'emblée, l'orchestre de l'Opéra de Vienne (issu des forces du Wiener Philharmoniker), dirigé par le chef Louis Langrée, offre un miracle de clarté et de souffle lyrique.

Le chef français distille une bouleversante version du drame en obtenant le meilleur des cordes (si vantées à juste titre) et des bois de l'orchestre avec une confondante souplesse de lignes et un sens inné du chant. Ce dernier est bien ce personnage à part entière de l'œuvre, dévoilant les pensées secrètes et les mouvements du cœur, mais aussi ce chœur antique annonciateur et commentateur du drame.

© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
Un nectar brûlant qui ranime la vision glaciale (dans tous les sens de l'adjectif) de Falk Richter. Le metteur en scène allemand, friand de ce genre d'images dans son théâtre, livre en effet une interprétation ironique et comme paralysée de l'opéra. Le plateau figure un énorme trou noir sans plus de fond que ces quelques couples immobiles qu'on retrouvera dans plusieurs scènes (posant au passage de sérieux problèmes d'équilibre entre scène et fosse dès que les artistes ne chantent pas en bord de plateau - ce qu'ils font souvent fort heureusement).

Le spectateur en est réduit à imaginer le jardin des Larina comme il doit bien accepter le fait que Tatiana dorme dans une sorte de lit igloo ou que la scène de bal du deuxième acte s'organise autour d'une table de banquet de glace. Transposée au vingtième siècle, l'histoire nous emmène de surcroît dans la boîte de nuit des Grémine au troisième acte et bizarrerie amusante mais guère motivée au deuxième, Triquet le précepteur français est un nouveau Karl Lagerfeld venu signer des autographes.

Sans parler des ridicules pitreries des serfs du chœur campagnard au "I" ou des invités de Madame Larina à la fête de Tatiana au "II" (du beau chœur maison), la proposition de Falk Richter se contente de montrer des personnages qui luttent contre le risque de glaciation de leurs sentiments dans cette société aux mœurs qu'il n'épargne pas (donnant au fond raison au mépris d'Onéguine) - une vison des plus originales (dirons-nous charitablement) de "l'habitude" qui remplace "le bonheur" chantée par la mère de Tatiana dans la première scène, et qui donne le fin mot de la destinée de tous dans une sorte de société du spectacle à l'ère glaciaire.

Reste une très belle idée que de représenter sur un écran-voile le nom en russe d'Onéguine extrait de la lettre de Tatiana pendant le premier prélude, montrant cette lettre intégrale au début du deuxième acte devant laquelle l'héroïne éprouvera ensuite les pires tourments - pressentant dans un accès de lucidité le refus d'Onéguine.

© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
La brillante distribution vocale se montre par ailleurs à même de réchauffer ce tableau désespérant. Si l'Onéguine de Mariusz Kwiecien demeure dans ce spectacle une énigme de bout en bout, promenant pendant tout l'opéra son absence hautaine (n'arrivant cependant jamais à éclipser le souvenir de l'indépassable Hvorostovsky malgré un riche baryton aisé en projection), la Tatiana d'Olga Bezsmertna ravit tous les cœurs par sa fraîcheur et sa spontanéité.

Capable des nuances les plus variées comme des élans les plus émouvants, y compris puissants, la soprano ukrainienne offre la plus belle déclamation qui soit avec l'agilité idoine. Le Lenski du ténor Pavel Cernoch est beau, sans être inoubliable. Il compose un personnage un peu transparent dont on se demande un peu ce que peut lui trouver la mutine Olga (la fine soprano Margarita Gritskova).

© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
À côté de la Madame Larina jeune et sexy de Stephanie Houtzeel, mezzo toujours impeccable qui fait ses débuts dans ce rôle à Vienne, le Prince Grémine de Ferruccio Furlanetto est tout simplement extraordinaire. La basse italienne, qui possède une voix précieuse aux profondes harmoniques (il fut lancé par Karajan en son temps), récolte à raison les acclamations du public dans son air touchant de vieil amoureux.


Prochaines dates : mercredi 28 février et samedi 3 mars 2018 à 19 h 30.

Opéra de Vienne.
Opernring 2, Vienne, Autriche.
Tel : + 43 1 513 1 513.
>> wiener-staatsoper.at

© Opéra de Vienne.
© Opéra de Vienne.
"Eugène Onéguine" (1879).
Scènes lyriques en trois actes.
Musique et livret de P. I. Tchaïkovski (1840-1893).
En russe surtitré en plusieurs langues.
Durée : 3 h avec un entracte.

Louis Langrée, direction musicale.
Falk Richter, mise en scène.
Martin Kraemer, costumes.
Carsten Sander, lumières.
Joanna Dudley, chorégraphie.

Stephanie Houtzeel, Mme Larina.
Olga Bezsmertna, Tatiana.
Margarita Gritskova, Olga.
Aura Twarowska, Filipevna.
Mariusz Kwiecien, Eugène Onéguine.
Pavel Cernoch, Lenski.
Ferruccio Furlanetto, Prince Grémine.
Pavel Kolgatin, Triquet.

Orchestre et Chœur de l'Opéra de Vienne.
Thomas Lang, Chef des chœurs.

Christine Ducq
Mercredi 28 Février 2018

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024