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Théâtre

Entre rire et désespoir... Éric Lacascade rend concret un théâtre de l’inexprimé

"Oncle Vania", Théâtre de la Ville, Paris

Dans "Oncle Vania", présenté actuellement au Théâtre de la Ville, Éric Lacascade mêle deux œuvres de Tchekhov : "Oncle Vania" et "L'homme des bois"*. Ces "scènes de la vie de campagne en quatre actes" donnent à voir des joies simples, des gaités exubérantes et le poids de la solitude.



© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Il est question des retrouvailles familières. Du projet de vente de la maison de famille. De l’abandon de ce projet. Et de la dispersion des membres de la famille. Il est question d’un entre-deux, entre l'arrivée et le départ, entre l’été et l’hiver, d’un entre soi (membres de la famille et familiers), entre le dire et le silence, entre le rire et le drame, avant l’orage, après l’orage. C’est le chemin invisible qui mène de la joie au désenchantement.

Ce qui est. Ce qui aurait pu être. Ce qui ne sera plus. Ainsi Vania aurait pu être écrivain… S’il ne s’était voué à l’entretien du domaine de son beau-frère, célèbre à la ville et qui pontifie. Sa nièce Sonia, qui n’est pas assez jolie mais si intelligente, vive, pleine de gaité, aurait pu être l’épouse du médecin Astrov tellement plein de talents.

Celui-ci, humaniste qui comprend si bien l’homme et la nature, qui mesure son impuissance et celle de sa pharmacopée à la quantité de vodka ingérée, sait bien que les maux du corps sont les maux de l’âme et de la misère. Il ne sera jamais célèbre.

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Et l’écrivain célèbre ne sera jamais un homme d’honneur ; et son épouse ne sera jamais femme heureuse. Etc. Etc… "Oncle Vania" aurait pu être un conte russe cruel, aurait pu être un roman.

Tchekhov manie l’antiphrase et la litote. Le récit est chaotique et, dans le désordre apparent, se noue une épopée des petits riens du quotidien, qui favorise pour chacun un jeu de la malice, de la feinte. Le texte est celui d’une théâtralité de la parole contredite par une réalité que tout le monde craint et fuit sans le savoir. Il appartient au grand théâtre.

Éric Lacascade, qui aime le travail de troupe, n’ignore jamais la présence du spectateur et l’exigence du protagoniste, conduit le spectateur au drame et à la tragédie par les moyens les plus simples du théâtre et fait sens. À l’instar de la boule à facettes qui signe de toute fête et dont les reflets caressent les crânes des spectateurs, les comédiens multiplient les reflets des caractères. Ils savent amplifier scéniquement toutes les micro-actions, trouver les gestes qui contredisent les dires des personnages, font entrer en vibration l’invisible qui relie les personnages. Font des ricochets. C’est d’autant plus efficace que le plaisir de jouer et la rigueur du jeu donnent à chaque comédien sa part de lumière et sa part de complicité.

Ils trouvent ensemble le rythme qui, de relais de jeux en relais de jeux, tissent le fil discontinu du récit. Ils obtiennent des chatoiements de comédie et des effets de tournoiement, des exubérances de gaité, des figements d’effroi.

Chaque personnage est le centre de son monde avant de s’effondrer avec, comme seul repère, le personnage du médecin qui note tout ce qui fait symptôme de cette compagnie et qui est lui-même un soleil déclinant menacé par l’alcool.

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
Dans "Oncle Vania", Éric Lacascade rend concret un théâtre de l’inexprimé, celui de l’accélération du vieillissement. Entre rire et désespoir. Entre l’éphémère et le toujours pareil, les pulsions font irruption, déchirent les faux semblants. Et ce qui a l’allure d’une farce pour le regard extérieur se meut en tragédie pour celui qui entre en intimité. La comédie humaine. La naissance de la vie, la naissance de la mort.

*Dans "L'homme des bois", Tchekhov se montre un écologue visionnaire sur les problèmes de déforestation et de ressources en eau des territoires surexploités par l’homme. Le rapprochement des deux textes rééquilibre les rapports entre gens de la ville et gens de la campagne, et renforce dans la version présentée le caractère du personnage du médecin.

"Oncle Vania"

© Brigitte Enguerand.
© Brigitte Enguerand.
D’après "Oncle Vania" et "L’Homme des bois" d’Anton Tchekhov.
Adaptation et mise en scène : Éric Lacascade.
D’après la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, publiée aux éditions Babel Actes-Sud.
Assistante à la mise en scène : Noémie Rosenblatt.
Collaboratrice artistique : Daria Lippi, Éric Didry.
Scénographie : Emmanuel Clolus.
Avec : Jérôme Bidaux, Jean Boissery, Arnaud Chéron, Arnaud Churin (du 5 au 16/03) ou Philippe Frécon (du 18 au 22/03), Alain d’Haeyer, Stéphane E. Jais, Ambre Kahan, Millaray Lobos Garcia, Jean-Baptiste Malartre, Maud Rayer, Laure Werckmann.
Lumières : Philippe Berthomé.
Costumes : Marguerite Bordat.
Son : Marc Bretonnière.
Musiques originales : Alain d'Haeyer.
Durée : 2 h 45.

Du 5 au 22 mars 2014.
Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h.
Théâtre de la Ville, Paris 4e, 01 42 74 22 77.
>> theatredelaville-paris.com

Tournée
26 au 29 mars 2014 : TNBA, Bordeaux.
2 au 4 avril 2014 : Quartz, Brest.
9 au 18 avril 2014 : Théâtre du Nord, Lille.
6 et 7 mai 2014 : l'Hippodrome, Douai.
14 au 16 mai 2014 : Maison de la Culture, Bourges.

Jean Grapin
Mercredi 12 Mars 2014

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