La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

De la persistance rétinienne dans "Jephtha" ou l'admirable théâtre d'ombres de Claus Guth

L'Opéra de Paris propose, jusqu'au 30 janvier 2018 à Garnier, l'oratorio "Jephtha" de Haendel mis en scène par Claus Guth. Avec le sémillant William Christie à la tête des Arts Florissants (orchestre et chœur) et une superbe distribution emmenée par le ténor Ian Bostridge, le spectacle est une réussite totale.



© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
Quand Georg Friedrich Haendel compose en 1751 son dernier oratorio, "Jephtha", dont il doit interrompre la composition pendant plusieurs mois (il souffre des premiers ravages de la cécité après un accident de voiture en 1750), il a soixante-six ans. Depuis 1738, lassé des querelles de tous ordres qui minent la création de ses opéras et du désastre financier qui a suivi lui faisant perdre son théâtre (la Royal Academy of Music à Haymarket), il a choisi de se consacrer à l'oratorio. Il écrira une trentaine (quasi exclusivement en langue anglaise) de ces drames lyriques à sujet religieux, non destinés à être mis en scène - et qu'on peut faire chanter pendant le Carême, de quoi faire taire la concurrence.

Principal propagateur de l'opera seria italien dans le royaume de Sa Très Gracieuse Majesté (il est naturalisé anglais en 1726), Haendel fait de ses oratorios un genre anglais en soi dont se souviendront ses héritiers.

"Jephtha", dont le sujet est tiré du "Livre des Juges" de l'Ancien Testament, se signale dans son énorme production non seulement par les circonstances dramatiques de sa composition mais aussi par l'évident accomplissement des moyens mis en œuvre : le soin apporté aux personnages et à l'écriture vocale témoignant de leur évolution dans l'intrigue, l'importance centrale des interventions du chœur et un orchestre labile, propre à peindre des atmosphères très variées. Bref, le drame humain l'intéresse davantage ici que la signification religieuse d'une partition moins sacrée qu'écrite à hauteur d'homme.

© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
C'est à cet émouvant humanisme que la superbe vision de Claus Guth rend justice. Jephtha, fils d'une prostituée et d'un des Juges d'Israël, a été chassé près de vingt ans dans le désert par son frère Zebul, héritier de la charge paternelle (i.e sauveur). Alors que le peuple se détourne de Yahvé, les désastres s'abattent sur lui. Zebul se voit alors obligé de rappeler son frère pour défaire l'armée des Ammonites qui menace.

Jephtha, enivré par cette possibilité de reconquérir sa vraie place (la première), fait le vœu solennel qu'il sacrifiera la première personne qu'il rencontrera s'il gagne la bataille. Revenu vainqueur du combat, la victime expiatoire sur son chemin sera sa fille unique, Iphis. Une enfant adorée qu'il devra non sans tourments affreux égorger de sa propre main. Cet acte entraînant la colère et le désespoir des autres protagonistes : épouse, fiancé de sa fille, frère, et même le peuple qu'incarne le chœur.

Choisissant d'exposer les prémisses de la tragédie qui a chassé le héros vingt ans auparavant - pendant la belle ouverture orchestrale - derrière un voile-écran où s'affiche la première phrase chantée (par Zebul) "It must be so", le metteur en scène allemand a pris le parti d'explorer la psyché du héros à l'aune de ce fatum écrasant.

© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
Les lettres géantes qui forment ce programme ("Il doit en être ainsi") hanteront le plateau en ordre ou en désordre dans une mise en scène splendide et épurée, magnifiée par les ombres et les lumières de Bernd Purkrabek. La proposition de Claus Guth emprunte à la dramaturgie d'un Caravage, mais dans une vision pourtant contemporaine déclinée en une série de tableaux habités de signes qui rythment les scènes jusqu'à sa conclusion amère et ambiguë (que nous ne dévoilerons pas).

D'une œuvre, un peu conventionnelle dans sa première partie et qui paraît très éloignée de nos préoccupations, le metteur en scène nous ouvre l'accès : ce père déchiré, ces personnages traumatisés nous ressemblent et nous parlent, et ce malgré la succession attendue d'arias, de passage ariosos, de récitatifs et d'ensembles propres au genre. La direction savante et précise de William Christie à la tête de son orchestre au son opulent et de son chœur (homogène, lyrique, puissant) fait le reste : une vague émotionnelle irrépressible nous étreint dans une deuxième partie à tout le moins sublime grâce à la peinture haendélienne des passions, incarnées par des chanteurs superlatifs.

© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
Au tout premier rang, le ténor anglais Ian Bostridge, dans le rôle titre, est admirable d'engagement et de magnétisme. Son chant, à la beauté polychrome, saisit et fascine avec une élégance et une profondeur jamais démenties. Katherine Watson est une Iphis noble et sensible tandis que son fiancé, Hamor (le contre-ténor Tim Mead) récolte les applaudissements mérités par une belle ligne vocale et un jeu habité. Tous trois font des débuts remarqués à l'Opéra de Paris.

Philippe Sly est un Zebul un peu gêné aux entournures au tout début (angoisse des premières), mais très vite le baryton-basse canadien l'habite et le colore des effets les plus convaincants. Dans le rôle de l'épouse, Storgé, Marie-Nicole Lemieux offre son mezzo de velours sombre, sans pareil. L'intervention finale de l'Ange du contre-ténor Valer Sabadus constitue un événement, telle une apparition salvatrice au-delà du plateau. Un spectacle décidément qui imprime l'oreille et la rétine.

Spectacle vu le 13 janvier 2018.

Prochaines représentations :
lundi 15, mercredi 17, samedi 20, mercredi 24 et mardi 30 janvier à 19 h 30.
Dimanche 28 janvier 2018 à 14 h 30.


Diffusion sur France Musique le 28 janvier à 20 h.

© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
Opéra national de Paris - Palais Garnier.
Place de l'Opéra, Paris 9e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Jephtha" (1752).
Oratorio en trois actes.
Musique de G. F. Haendel (1685-1759).
Livret de Thomas Morell.
En langue anglaise surtitrée en français et en anglais.
Durée : 3 h 05 avec un entracte.

William Christie, direction musicale.
Claus Guth, mise en scène.

© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
© Monika Rittershaus/Opéra national de Paris.
Katrin Lea Tag, décors et costumes.
Bernd Purtrabek, lumières.
Arian Andiel, vidéo.
Sommer Ulrichson, chorégraphie.
Yvonne Gebauer, dramaturgie.

Ian Bostridge, Jephtha.
Marie-Nicole Lemieux, Storgé.
Katherine Watson, Iphis.
Tim Mead, Hamor.
Philippe Sly, Zebul.
Valer Sabadus, Angel.

Orchestre et Chœur des Arts Florissants.

Christine Ducq
Lundi 15 Janvier 2018

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024