La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Cosi fan Tutte" à Garnier ou la douce danse des désillusions

L'Opéra national de Paris remet à l'affiche la production de Anne Teresa de Keersmaeker pour quatorze représentations avec une distribution vocale en grande partie renouvelée. Dirigé avec une acuité brillante par Philippe Jordan à la tête d'un orchestre magnifique, l'opéra de W.A. Mozart retrouve ici une superbe vitalité.



© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
"Cosi fan Tutte", ainsi font-elles toutes, affirme Don Alfonso dans une des scènes finales de l'opéra, obligeant les deux amants déconfits, Ferrando l'idéaliste et le jouisseur Guglielmo, à reprendre la maxime en chœur. Elles ? Ce sont les femmes et leur inconstance bien connue. "Bien fol qui s'y fie" répétait-on déjà en chœur après un roi. Pourtant cette parabole cruelle, cette "Scuola degli Amanti" (sous-titre de l'opéra que le librettiste Lorenzo da Ponte aurait bien vu en titre) n'est guère plus tendre avec les hommes, si vaniteux, si légers eux aussi puisque prompts à saisir les bonnes fortunes, aussi peu aptes que les filles à ne pas trahir leurs serments.

Longtemps tenu pour un marivaudage léger, le "dramma giocoso" en deux actes, créé en janvier 1790 à Vienne, a révélé depuis sa profondeur amère, sa noirceur féroce, sensible entre les éclats de rire et les intermittences du cœur. Résumons l'intrigue : Don Alfonso, un vieil ami de Ferrando et Guglielmo, parie avec eux que les deux sœurs dont ils se croient aimés avec fureur (Fiordiligi et Dorabella) s'empresseront de les trahir dès qu'ils auront tourné les talons.

© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
Pour les mettre à l'épreuve, le trio décide donc de monter une supercherie avec la complicité de la servante Despina. Officiellement partis à la guerre, Ferrando et Guglielmo (sous les travestissements grotesques de nobles albanais) reviennent pour faire une cour pressante à leurs fiancées. Au détail près qu'ils tentent de séduire la femme de l'autre. Un échange qui bouleversera les certitudes et les configurations amoureuses.

C'est à la chorégraphe Anne Teresa de Kersmaeker qu'a été confiée la mise en scène de cet opéra bouffe tragique l'an dernier ; un travail repris en ce début de saison. Elle a fait le choix d'un dispositif beau et ingénieux : chaque chanteur est accompagné d'un danseur. Ce dernier est un double, révélateur en ce qu'il met à nu sur scène, les non-dits, les sentiments niés, les désirs et les élans des personnages. Comme la musique mozartienne joyeuse ou mélancolique, qui révèle toujours la vérité des êtres au-delà de ce qu'ils veulent bien exprimer, la danse, avec ses ellipses, ses chutes, ses sauts, introduit le désordre, la grâce heurtée et la fluidité dans cette entreprise de désillusion des cœurs.

La chorégraphe belge a conçu un théâtre blanc, aux figures géométriques baignées parfois dans des lumières ultra-modernes. Un plateau vide mais palpitant des corps désirés (et banals) des danseurs de sa compagnie, entraînant les chanteurs en un ballet gracieux et sensuel.

© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
Et c'est la jeunesse qui triomphe, la séduction et le jeu prenant le pas sur l'amertume (1), grâce aussi à une distribution éclatante et d'une évidente pertinence (2). Don Alfonso n'est plus un méchant vieillard mais un joueur qui a l‘âge des jeunes gens dont il révèle ironiquement les insuffisances. C'est le baryton italien Simone Del Savio qui lui apporte rondeur et facétie, atténuant la charge mordante de la leçon. Dans la scène finale, il décide d'excuser les femmes de leur infidélité puisque les hommes ne sont pas plus constants.

La vérité de l'instant doit suffire sur le plateau, magistral oxymore déguisé sous les oripeaux de "la raison" dans le final. Le ténor Cyrille Dubois est un Ferrando suprêmement touchant. Son superbe timbre et sa musicalité au legato admirable rendent justice à deux des passages parmi les plus lyriques de la partition - dans sa déclaration d'amour au premier acte ("Un' aura amorosa") comme dans ses accès de désespoir au second ("Ah, lo veggio quell'anima bella").

Le Guglielmo du baryton-basse Edwin Crossley-Mercer - dont le tempérament solaire s'impose ici dans un bel épanouissement de chant et de jeu - combine élégance, sensualité torride et vanité béate. La déception sera d'autant plus affreuse quand il s'apercevra que sa Fiordiligi (autoproclamée "forteresse imprenable") a fini par se donner à son ami et rival.

© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
Pourtant, un peu plus tôt, son duo avec Dorabella au second acte ("Il core vi dono") s'est révélé des plus électriques, lui procurant ipso facto une victoire aisée sur le champ de bataille de la guerre des sexes. Il y a décidément du Sade et du Laclos dans cet opéra-là. Les Fiordiligi et Dorabella de Ida Falk-Winland et Stephanie Lauricella irradient et semblent survoler sans peine les difficultés de leurs rôles aux facettes extrêmes. La soprano suédoise déjoue (avec Fiordiligi) les dangers de cet air inhumain au possible, quant à la tessiture, qu'est "Per pieta, ben mio, perdona" au deuxième acte. Le spectateur ne sait pas plus qu'elle, alors, à qui des deux amants elle demande pardon.

Ce sont bien les deux "folles" dont se moque la rouée Despina, une "fine mouche" (dixit Don Alfonso) à qui la soprano Mària Celeng apporte une bouffonnerie et un piquant irrésistibles. Lyrisme, ironie mais aussi de sombres abîmes se révèlent grâce à la direction du chef Philippe Jordan, qui mène aussi les récitatifs au clavecin. Détachant les motifs ici, faisant le choix de la rugosité, voire de l'emphase, ou du plus pur élan sublime du discours musical là, il emmène chanteurs et orchestre à des sommets constamment fascinants de subtilité et de raffinement. Où a-t-on entendu récemment interprétation plus intelligente et sensible de cet opus mozartien, un des plus complexes du compositeur ? Quand a-t-on entendu plus beaux pupitres de vents ? L'alchimie magique qui agit sur scène émerveille aussi dans la fosse.

(1) Aux sœurs, Don Alfonso affirme dans la scène finale : "Je vous ai trompées, mais la tromperie fut une "détromperie" pour vos amants." ("Disinganno ai vostri amanti").
(2) Une double distribution se partage les rôles selon les soirées avec notamment Philippe Sly et Michèle Losier.

Spectacle vu le 12 septembre 2017.

© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
Du 12 septembre au 21 octobre 2017.
Lundi 18, mercredi 20, lundi 25, jeudi 28, samedi 30, mardi 3, jeudi 5, mardi 10, samedi 14, mardi 17, samedi 21 à 19 h 30, dimanche 8 à 14 h 30.
Opéra national de Paris, Salle Garnier,
place de l'Opéra, Paris 9e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr
www.operadeparis.fr

"Cosi fan Tutte" (1790).
Opera Buffa en deux actes.
Musique de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791).
Livret de Lorenzo da Ponte.
En langue italienne surtitrée en français et en anglais.
Durée : 3 h 40 avec entracte.

© Christophe Pelé/OnP.
© Christophe Pelé/OnP.
Philippe Jordan, direction musicale.
Anne Teresa de Keersmaeker, mise en scène et chorégraphie.
Jan Versweyveld, décors et lumières.
An D'Huys, costumes.
Jan Vandenhouwe, dramaturgie.

Ida Falk-Winland, Fiordiligi.
Stephanie Lauricella, Dorabella.
Cyrille Dubois, Ferrando.
Edwin Crossley-Mercer, Guglielmo.
Simone Del Savio, Don Alfonso.
Mària Celeng, Despina.

Danseurs de la Compagnie Rosas.
Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris.

Christine Ducq
Dimanche 17 Septembre 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024