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Climat, un monde oublié…

"Comment va le monde ? Vous paraissez bien triste…" "Oh ! Le monde ? Il va ! Comm'ci, Comm'ça. Il change le monde. Il change. La forêt qui protégeait les Parisiens des intempéries et des vicissitudes vient de brûler. Les arbres avaient été plantés il y a 1 200 ans sous Charles Magne ! Vous vous rendez-vous compte ? Charles Magne ! On avait oublié leur existence et leur présence silencieuse."



© Loic Favel*.
© Loic Favel*.
Alors que tous les arbres pleurent la forêt perdue, les hommes eux parlent ! Parlent ! Sans mesurer les mots et les choses. Le monde a dérapé. Le monde a, comme qui dirait, des ratés. Histoire de climat, sans doute. Entre les hommes, le climat devient délétère.

Alors, avant la panne annoncée, et par une petite saynète installant la situation théâtrale de l'élève et du professeur - car le théâtre est toujours un peu pédagogique et idéaliste -, reprenons le fil du temps, un peu avant que tout ne dérape. Retrouvons le sens des mots, la réalité du monde. Et, par ce retour en arrière, tâtonnons vers un nouveau chemin. Réfléchissons, Imaginons.

Un monde ancien et oublié. Le lecteur surprend la conversation d'une jeune élève et son professeur de botanique qui s'interrogent sur le sens d'un mot : "climat".

Elle : Oh monsieur ? Puis-je ? Puis-je vous demander ? Le sens ? D'un mot ? D'un mot que vous prononcez lorsque vous faites votre inventaire des plantes qui poussent en bordure des chemins ?

Lui : Quel est ce mot dont tu me parles ?

Elle : C'est "Carré d'acclimatation".

Lui : Tu es donc attentive à ce que je dis ? Voyons. Un carré d'acclimatation, c'est une chose simple mais qui a besoin de plus que les mots pour qu'on la comprenne. Car elle recèle un grand mystère. Le mystère de la Nature. Le mystère de notre présence dans la nature. Tu as vu le soleil et la neige. Tu as vu la plaine de la Seine. N'est-ce pas ? Ses nombreux méandres, ses bancs de sable et les gravières en été, ses mares, et, en hiver, ce fleuve rugissant, qui charriant tous ces troncs et ces branches, submergeant les berges et les maisons, recreuse violemment son lit. Tu as vu aussi les castors couper des branches de leurs dents et construire des barrages pour leurs familles. Et les oiseaux faire des nids que même les grands architectes ne savent imiter. Tu as vu les coteaux de Suresnes et leur forme arrondie comme une arabesque très aplatie.

Elle : Qu'est-ce ?

Lui : Comme une suite de "S", comme cela. Regarde. La ligne que forme l'horizon. Les reliefs. Les modelés. Les creux. Regarde comme si tu les dessinais. Tu peux voir qu'à chaque accident du sol, chaque pente, chaque "inclinaison", le soleil réchauffe et la pluie ruisselle. De manière à chaque fois différente. Et que les plantes et les animaux se regroupent entre eux. Ils se répartissent d'une inclinaison à l'autre. À tes pieds le monde de la forêt de chênes, puis le monde des mares et des roselières, le monde des herbages et des haies, le monde de la vigne et des vergers, le monde des taillis et des bois.

Quand tu observes, il se passe en toi un étrange phénomène. Par l'acuité de ton regard et l'intensité de ton attention, tes sens semblent se fondre, tu vois comme si le toucher, le goût passait par tes yeux, fondaient dans l'humeur de tes yeux. Et quand tu observes ainsi, ton corps rendu immobile et sourd à toute autre activité, un sourire apparaît comme une liberté. Mais attention, il ne faut pas que cela tangue.

Quand tu observes, il se passe en toi comme si l'inclinaison de ton esprit et de ton corps rejoignait l'inclinaison que tu observes. Il y a en toi comme une "inclination". Tu sais quoi faire pour repérer, sélectionner, pour trouver l'équilibre et conserver le meilleur de ce que tu observes. La beauté. L'harmonie. L'homme, qui ainsi fait, est jardinier de la Nature. Et lors de ces tâtonnements fait des carrés des plantes et des animaux qu'il observe. Ce sont des carrés d'observation.

© DR.
© DR.
Elle : Comme les papiers et les cahiers que vous avez toujours avec vous !

Lui (qui sourit) : Et aussi les prés et les champs. Vois comme tout est enclos. Et carré. As-tu remarqué comment entre deux hivers l'homme entretient, taille, arrose, émonde, creuse les mares pour en faire des réserves à poissons, remonte la terre pour enrichir les vignes, construit des murs qui réchauffent les arbres fruitiers qui craignent le gel et guident aussi l'eau torrentueuse des orages. Quelquefois une tranchée brutale, bien placée, comme une falaise, suffit pour que jamais le gel ne survienne. De même une rigole évacue la boue qui étouffe les plantules. Ainsi l'homme, de son labeur, récolte les fruits.

Il a une grande amie. La haie avec ses trognes dont les branches repoussent drues et bien droites chaque printemps. La haie protège du vent de la pluie et du soleil et ses branchages font les barrières solides. Elle héberge les oiseaux et leurs chants égaient les nuits et les jours. À ses pieds, des petites mares où les petits animaux assoiffés peuvent se désaltérer. Les feuilles mortes qui s'accumulent, les vermisseaux qui grouillent composent du bon terreau et les graines qu'apporte le vent peuvent germer. Les abeilles butinent les fleurs et aident les fruits à grossir.

Elle : Et elles font du miel !

Lui : À l'abri de la haie, les oiseaux peuvent ainsi construire leurs nids des brindilles, des poils et de plumes abandonnées. Ils trouvent autour de la haie tout ce qui leur convient.

Elle : Elle fournit aussi l'osier des paniers qui permet de rapporter les œufs et les fruits que la haie protège.

Lui (qui sourit) : C'est que l'enclos ainsi créé a le bon espace. Quand il permet à toutes les espèces de croître et de multiplier. Chacun prenant sa part de nourriture chez l'autre…

Tisserin mâle © DR.
Tisserin mâle © DR.
Elle : Et réciproquement. Tous les animaux et les plantes s'entraident et échangent des bienfaits. Les animaux apportent l'engrais qui rend grasse l'herbe qui rend la bête…

Lui : En bonne santé ! Les oiseaux, les pique-bœufs, mangent les insectes qui pourraient transmettre des pestes aux bêtes. Dans l'enclos s'établit une forme d'équilibre et s'y révèlent en toute discrétion des cadeaux simples qui réjouissent les sens : les champignons de ton omelette, les lichens qui font de belles chevelures aux arbres et t'indiquent par leur aspect que tout va bien. Et puis il y a ces fleurs qui ornementent les bordures et les rêveries comme les violettes parfumées, les œillets des poètes, "les sabots-de-vénus". C'est pourquoi je fais des carrés au pied des haies.

Elle bercée par les paroles, ne fait plus qu'écouter, ou rêver.
Elle : Dans la forêt que l'homme a plantée de chênes robustes et enclos de murs les cerfs et les biches et leurs petits vivent en harmonie. Les écureuils en oubliant toujours où ils ont caché les glands aident même les chênes à se reproduire. Et les cerfs peuvent exercer la puissance de leurs ramures contre l'écorce des chênes vigoureux et l'homme peut couper des troncs fermes pour les charpentes de ses maisons et ses machines à engrenages.

Lui : Quand la terre est heureuse, dans les signes qu'elle nous transmet, elle rend bien le labeur. Il y a la même inclination, la même attention en elle qu'en toi.

Elle : Mais quelquefois des plantes meurent quand d'autres restent vertes et drues.

Lui : Oui, surtout quand il fait trop chaud, trop froid, trop sec, trop humide. C'est ce qu'il faut comprendre. Comment, pourquoi les plantes et les animaux ne s'entraident plus. Quel est le bon "climat" pour eux. Nous faisons tous, mes confrères et moi, de petits carrés de culture. Nos carrés d'acclimatation. "Acclimater", c'est cela. Une manière de ménager, de ménager la nature et, en retour de nos attentions, celle-ci nous rend au centuple. C'est comme cela que nous avons pu planter des amandiers à Nanterre où règne un bon climat pour eux. Pour que tu aies des amandes au marché Saint-Eustache.

Elle : Alors monsieur, quand vous faites vos inventaires comme vous dites, vous cherchez à ménager?

Lui : Oui. À ménager.

Fin

Texte © Jean Grapin.

* La première photo est empruntée au spectacle "Et le ciel est par terre". Texte : Guillaume Poix. Mise en scène : Véronique Kapoïan Favel.
Avec : Antoine Besson, Cécile Bournay, Céline Déridet, Dag Jeanneret, Véronique Kapoïan Favel.
Sera joué les 14 et 15 mai 2019 : Théâtre sortieOuest - Scène conventionnée pour les écritures contemporaines, Béziers (34).
© Loic Favel.

Jean Grapin
Vendredi 19 Avril 2019

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