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Lyrique

"Parsifal" ou la généalogie de l'immoral à l'Opéra de Zurich

Reprise de l'intéressante et polémique production de Claus Guth à l'Opéra de Zurich avec une nouvelle distribution quasi idéale où brillent les excellents Nina Stemme, Lauri Vasar, Christof Fischesser et Pavel Daniluk.



© Danielle Liniger.
© Danielle Liniger.
L'histoire de la conception de "Parsifal" est peut-être celle de l'entreprise la plus significative du grand Œuvre wagnérien dans le temps d'une vie. Si Richard Wagner lit dès 1845 à Marienbad le "Parzifal" de Wolfram von Eschenbach (reprenant en l'enrichissant le roman inachevé de Chrétien de Troyes), il annonce la création pour 1872 d'un opéra qui s'en inspire à Louis II de Bavière (en 1865) mais ne met un point final à l'œuvre qu'en janvier 1882. L'élaboration réelle de l'œuvre n'ayant commencé qu'en 1877 après le premier Festival de Bayreuth.

C'est que le dernier opéra du compositeur allemand subsumera sa conception du drame comme avènement d'un art proprement métaphysique, à même d'exprimer sa foi dans une nouvelle alliance entre l'homme et le monde au prix de la compassion et du renoncement (un renoncement à la chair comme à l'hubris faussement héroïque). Parsifal devra donc compatir et renoncer en combattant le Mal, ce mélange d'instinct destructeur et de pulsions qui fondent la nature humaine, la rendant prisonnière de l'illusion universelle - car soumise à "la volonté" qu'a décrite Schopenhauer. C'est l'exacte prophétie du premier acte, où la confrérie des Chevaliers du Graal en danger d'extinction (du fait de la blessure inguérissable de son roi Amfortas) attend son rédempteur, "Durch Mitleid wisend, der reine Tor" (L'Innocent rendu sage par la pitié).

© Danielle Liniger.
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Cette "dernière et la plus sacrée" (lettre à Louis II, 1880) de ses œuvres sera donc un "Festival scénique sacré" (un genre nouveau) conçu par Wagner pour Bayreuth, où elle sera comprise des seuls initiés qui feront le pèlerinage sur "la Colline sacrée" : convergence unique dans l'histoire de la musique d'une œuvre musicale sublime, d'un lieu et du grand projet du Chef-d'œuvre d'art total.

Parsifal, le chaste innocent, y fait donc l'apprentissage en sept tableaux du renoncement aux passions et de la compassion pour restaurer l'ordre d'un monde pur, celui du Graal. Les symboliques chrétienne, chevaleresque et des sciences occultes servant de sources à la nouvelle religion wagnérienne dont la spiritualité retrouve le haut sens de la tragédie antique comme du mystère médiéval.

À Zurich, la proposition du metteur en scène hambourgeois provoque chez l'admirateur de "Parsifal", il faut le dire, des sentiments contradictoires tant son propos est à la fois intelligent et discutable, intéressant et polémique. Transposant le drame médiéval dans les années folles - entre la fin de la première guerre mondiale et l'arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 - et du château magique de Montsalvat à une clinique allemande de la République de Weimar pour soldats souffrant de syndromes post-traumatiques, Claus Guth prétend expliciter une histoire de l'avènement du Mal, une nouvelle généalogie de l'Immoral (la prise de pouvoir de la pensée nazie en Allemagne). Problème : le spectacle propose l'exacte antithèse de la philosophie wagnérienne en interrogeant la force de fascination des rites.

© Danielle Liniger.
© Danielle Liniger.
Respectant au mot près les didascalies du livret pour le jeu des chanteurs, il imagine un plateau tournant où un décor unique de manoir-clinique dévoile successivement des espaces où sont isolés les Olympiens et le magicien (Amfortas, Titurel, Klingsor), les chevaliers-soldats traumatisés au retour des combats, La Lance et le Graal (emblèmes de pouvoir). Kundry, femme fatale puis Marie-Madeleine repentante, est la marionnette du magicien dans une des salles recouverte d'un faux gazon - au milieu de Filles-Fleurs façon garçonnes. Les personnages principaux passant d'une salle à une autre, leurs déplacements animent un opéra dénué quasiment de péripéties dramatiques.

Si l'idée fonctionne très bien jusqu'à la quasi fin de l’œuvre avec son ironie régénératrice (on regrettera cependant le négligé de la tenue de Parsifal dans les deux premiers actes évoquant irrésistiblement un client de PMU surpris en pleine ivresse), la transformation du héros en dictateur dans la dernière scène a le don d'agacer le spectateur habitué pourtant aux pires délires interprétatifs.

© Danielle Liniger.
© Danielle Liniger.
Est-il encore temps de privilégier la compréhension de l’œuvre qu'Hitler lui-même revendiquait (paraît-il) ? À vouloir faire résonner à tout prix l'Histoire tragique dans une œuvre testamentaire imprégnée de haute spiritualité et conçue comme un art de l'avenir, on frôle la facilité.

La direction de Simone Young est à l'avenant, sculptant une coulée noire qui interdit toute transcendance, qui obscurcit à dessein la limpidité d'un fleuve musical dont les fameux motifs enflent de vague en vague et se recréent comme à l'infini. Si toute lumière s'absente et que l'Enchantement du Vendredi Saint comme les autres motifs extatiques se révèlent de dangereux hypnotiques, la cheffe australienne recrée avec les forces du Philharmonia Zurich une architecture solide faite de symétries, de contrastes, de puissance plutôt que de couleurs, brillance et raffinement orchestral.

L'acte I se révèle sidérant grâce aux chanteurs et aux personnages qu'il expose. Tout au long de l'œuvre, ils nous transportent : le noble pathétique de la basse Christof Fischesser domine la distribution, offrant un Gurnemanz d'une éloquence raffinée, subtile, magnifique. Son long et exigeant récit de l'acte un est une merveille d'expression, d'affects variés et d'intelligence du texte.

© Danielle Liniger.
© Danielle Liniger.
Les apparitions de l'Amfortas du baryton-basse estonien Lauri Vasar sont bouleversantes de justesse et d'émotion douloureuse. Il est ce roi blessé qui attend le salut que son père (ici) et le Graal lui refusent. Le Titurel de la basse russe Pavel Daniluk est tout aussi parfait dans cet art de l'articulation et de la projection que l'idéale acoustique du théâtre et le décor favorisent. Inoubliables, ces trois chanteurs portent très haut l'excellence du chant allemand.

Nina Stemme est une superbe Kundry, épousant vocalement toute la complexité du personnage en de périlleux sauts de tessiture. Les chanteurs de la troupe sont tous dignes d'éloge également, de même que les chœurs. Seul le Parsifal de Stefan Vinke laisse une impression mitigée. Laissant percevoir une certaine fatigue à plusieurs moments, son chant conjugue finalement beauté et imperfection.

Prochains spectacles :
Mercredi 7 mars 2018 à 18 h. Dimanche 11 mars 2018 à 17 h 30.

© Danielle Liniger.
© Danielle Liniger.
Opéra de Zurich.
Sechseläutenplatz 1, 8008 Zurich.
Tel : + 41 44 268 66 66.
>> opernhaus.ch

"Parsifal" (1882).
Festival scénique sacré en trois actes.
Livret et musique de Richard Wagner (1813-1883).
En allemand surtitré en allemand et en anglais.
Durée : 5 h 20 avec deux entractes.

Christine Ducq
Mercredi 7 Mars 2018

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