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Théâtre

"Les Frères Sagot" "Normal, vous avez dit normal ? Comme c'est bizarre…" (Drôle de théâtre)

Il était deux demi-frères, Jules et Luis… L'un, Jules, était né en France et, depuis sa naissance, avait bénéficié de l'amour d'une famille que l'on s'accorderait à dire "normale". L'autre, Luis, né au Mexique, avait été confié à sa naissance à une mère adoptive à haut potentiel toxique, avant d'être adopté en France par la famille Sagot. Devenus frères comme pas deux, complices à la ville comme au plateau, leur témoignage scénarisé est le résultat de leur désir à l'un et à l'autre : faire spectacle de leur histoire d'amour fraternel.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Sur le plateau du Studio de création du TnBA, deux hommes en costumes noirs impeccables, chemise blanches et nœuds papillons, se détachent sur fond d'un dédale de briques de béton cellulaires, vestiges erratiques d'archéologies personnelles restant à explorer. En fond de scène, un immense tableau noir révèle des inscriptions soigneusement calligraphiées par Luis. Pendant que les spectateurs s'installent, les deux en sont déjà à "se renvoyer la balle" joyeusement… une balle de tennis, l'un des hobbies de Luis.

Une annonce liminaire nous prévient que l'un des comédiens souhaite que les portables soient éteints, l'autre pas. D'autre part, à la demande du second, le terme handicap sera remplacé dans le spectacle par un mot commençant par la même lettre, "h" comme hélicoptère. Puis Luis prend la parole pour présenter son frère comédien. Jules lui rend la pareille en disant à son tour quelques mots sur la qualité de cuisinier de son alter ego. Communion des altérités, hors de toutes hiérarchies normatives.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Lorsque la lumière se fait sur Jules, le micro amplifie sa voix pour faire entendre comme en voix off la genèse de l'existence de Luis… Il nous parle alors du vent chaud qui souffle sur Oaxaca, la ville mexicaine de sa naissance… De ses yeux clos sur le monde, lui qui, après avoir été abandonné, fut séquestré par une première mère adoptive le cloitrant pendant plus d'un an dans une pièce sans fenêtres… Des troubles de la personnalité dont il a hérité… Mais si, enfant, Luis ne savait pas ce qu'était un double abandon, dans sa tête, il imaginait déjà le fil d'Ariane susceptible de le guider vers la sortie du dédale où l'existence avait voulu l'enfermer. Ce soir, suspendue aux cintres, la piñata mexicaine – recouverte d'un tissu blanc enveloppant un temps révolu – ne sera garnie que de douceurs et éclairera la scène…

Lorsque l'aîné des Sagot s'apprête à parler encore et encore des traumatismes vécus par son jeune frère, celui-ci l'interrompt, gentiment, mais fermement, lui signifiant clairement son refus d'entendre plus longtemps cette version désespérée de son enfance. Depuis, n'a-t-il pas développé de très nombreux talents ? Et ce sont d'eux, et seulement d'eux, qu'il entend parler… Porteur d'une joie contagieuse et animé par une énergie irradiante, il oppose à la conception standardisée d'une normalité triste sa conception positive de l'existence – une norme enviable – faisant accoucher ainsi devant nous, témoins plus que spectateurs, le concept de normalité polyphonique, une normalité revue et corrigée au travers de son regard étonnamment libre.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Jules, ainsi invité par son frère à abandonner le registre ancien des "pré-jugés", demandera à Luis d'évoquer ses belles compétences. D'abord une mémoire prodigieuse… si vous lui confiez votre date de naissance – et démonstration est faite en direct ! –, il peut vous en donner le jour, son cerveau étant cadastré selon le plan d'une ville postcoloniale, les quartiers anarchiques en périphérie. Puis le don d'interprétation… de la chanson de Joe Dassin au refrain éloquent "Et si tu n'existais pas/Je me sentirais perdu/J'aurais besoin de toi" ; une déclaration d'amour en live entre les deux frères, empruntant pudiquement les mots du chanteur populaire. Ce qui les lie, c'est la vie devant soi et rien ne pourra endiguer cet élan qui les relie l'un à l'autre.

Autre compétence avérée, l'amour de la cuisine acté par la recette, ô combien savoureuse, du jaune d'œuf cuit devant nous par coagulation sur des allumettes géantes, le tout relevé d'un morceau de piano de Chopin interprété avec tout autant de talent. On pense inévitablement à Nicolas, le cuisinier fabuleux de Colin dans "L'Écume des jours" de Boris Vian, et le goût de ses recettes surréalistes nous revient à la bouche. Enfin, le don unique pour la lenteur, privilège de la tortue de la fable, un talent très précieux dans ce monde de la normalité énervée fonçant droit dans le mur de sa destruction.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
L'amour, l'humour… et la gravité aussi lorsque Jules, lumières éteintes, évoque dans un silence retentissant la solitude de "l'Homme-Hélicoptère" exposé au regard suffisant des gens affichant avec fatuité le complexe de supériorité de la normalité, échos des imbéciles aliénés par le prêt à (non) penser, bêlant à l'unisson et se déplaçant en troupeaux. Lui aussi, Jules, renferme en lui un "h" minuscule, celui de la haine ressentie face à Dame Bêtise, représentante de la crétinerie drapée dans son sentiment de supériorité. Rarement un manifeste pour le droit au respect inconditionnel de chacun, contre l'ignorance crasse des gens dits normaux, n'a résonné avec autant de force. Une force décuplée par la sincérité palpable de son auteur épris d'amour pour celui auquel il accorde une confiance inaliénable.

L'amour, toujours l'amour, l'unique objet de la quête de Luis qui lui reste encore à parachever, lui qui déplore qu'à l'école on ne lui ait pas appris à aimer, lui qui rêve à vingt-sept ans de devenir père… Aussi, quand sur l'air et les paroles de "L'été Indien", Luis invite à danser une jeune femme du premier rang, on se met, nous aussi, à rêver… ravi de cette parenthèse artistique "extra-ordinaire" où art de la scène se conjugue avec vérité humaine.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Jules Sagot (du Collectif "Les Bâtards dorés", bel hommage à tous les bâtards du monde…), en totale complicité avec son frère Luis, nous offre là un moment théâtral "hors normes" où les étiquettes pré-écrites, rangeant chacune et chacun dans des cases (comme le ferait un organisateur de pilules), valsent à qui mieux mieux sous les manifestations de leur humanité joyeuse, une humanité sensée, affranchie des préjugés enfermant, éclatante de liberté… Merci à Jules et Luis d'avoir été ces passeurs de "l'a-normalité normale" dessillant les yeux des idiots normaux… que – à notre corps défendant – nous pouvons être parfois.

Vu le jeudi 21 mars au Studio de création du TnBA, Bordeaux.

"Les Frères Sagot"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Création 2024.
Texte : Jules Sagot et Luis Sagot.
Mise en scène : Jules Sagot.
Avec : Luis Sagot et Jules Sagot.
Collaboration à la mise en scène : Alba Gaïa Bellugi, Manuel Severi.
Création sonore : John Kaced.
Régie générale : Alexandre Hulak.
Création lumière : Marine Le Vey.
Construction : La Charpente – Amboise.
Durée : 1 h.

Représenté du mardi 19 au samedi 23 mars 2024 au Studio de création du TnBA à Bordeaux.

Tournée
2 avril 2024 : Chapelle des Réparatrices, Pau (64).

Yves Kafka
Mercredi 27 Mars 2024

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