La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"À destination" de Thomas Bernhard à Vienne… Les montagnes russes émotionnelles chargées de reproches et de cognac

Matthias Rippert privilégie une mise en scène minimaliste dans l'ancien casino sur le Schwarzenbergplatz pour diriger la focalisation aux personnages dans "À destination" de Thomas Bernhard. Dörte Lyssewski (la mère) livre une performance poignante, égalée par Maresi Riegner (la fille) en contrepoint dramatique. Rainer Galke (l'écrivain dramatique) vient rajouter au triangle une couche supplémentaire d'ironie.



© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
"À destination (Am Ziel)" de Thomas Bernhard, écrit sept ans avant le grand succès de "Heldenplatz (Place des Héros)", n'a rien de scandaleux par rapport à ce dernier, même si la critique de l'art dramatique pourrait offenser certains. Le récit est simple : la mère se plaint de l'état du théâtre qui, d'après elle, ne représente que "de l'ordure" et intercale ces reproches avec celles sur son rapport avec sa fille alors qu'elles se préparent pour aller à leur maison au bord de la mer.

La fille, dont l'attitude envers le théâtre et l'écriture dramatique, s'oppose à celle de sa mère, a du mal à s'exprimer ; d'autant plus face à la présence maternelle écrasante. Un invité surprise les rejoint durant le voyage : c'est l'écrivain dramatique adoré de la fille et qui est au sommet de son succès. Pas de finalité claire de la dynamique triangulaire, pas de gagnant dans les débats sans fin entre la mère et l'écrivain. En effet, c'est ce que vise l'écriture. "Les trois sont à destination. Au fond, le titre est ironiquement pensé, parce qu'on sait que personne n'est vraiment arrivé à son but. Ainsi les trois ne sont pas à destination à la fin de la pièce", explique Bernhard sur son texte.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
La véritable destination est intérieure et la mise en scène de Matthias Rippert l'a bien compris. Les décors minimalistes de Fabian Liszt maximisent l'emploi de la salle historique du casino et empruntent deux rangs des sièges des spectateurs. Les seuls accessoires scéniques sont des boîtes de fer et des costumes emballés dans des sacs à habits qui pourraient bien faire partie de l'arrière-scène, et non pas de véritables accessoires de scène.

Cet effet de miroir brouille la séparation entre le spectacle et les spectateurs, et donne une illusion croissante (en grande partie aussi dû au jeu d'acteur magnifique de Dörte Lyssewski) que le spectacle se joue au milieu des spectateurs. Cela dit, on est tous impliqués dans les intrigues de l'intimité jusqu'aux moments les plus malaisants. L'éclairage froid de Norbert Gottwald, minimaliste mais tout de même poétique, transforme habilement la salle de spectacle en salle principale de la maison au bord de la mer.

La grandeur du passé et l'élégance de la salle s'appliquent bien à l'idée de la maison au bord de la mer comme objet adoré et idéal symbolique de la mère et de la fille. Les sons de Robert Pawlicek sont suffisamment et efficacement présents pour établir des tensions qui ont lieu dans le monde intime, et celui-ci exploite l'acoustique particulière de la salle pour jouer avec la distance, la profondeur spatiale et les échos.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Dörte Lyssewski emporte la soirée par son incarnation de la mère. Son jeu d'actrice, si précis et, dans un même temps, si libre, si vivant et actif, donne l'impression que le rôle a été écrit pour elle. C'est une femme d'affaires, dont l'élégance est défaite, couche par couche, par des radotages chargés de cognac, d'agitations et d'amertume. Sur les frontières de l'ivresse - la représentation est si réaliste que l'on se demande si elle est vraiment ivre -, elle va du reproche du théâtre au reproche de son mariage sans amour… jusqu'à en porter sur sa propre fille.

Maresi Riegner, la fille, s'accroche bien à ce dernier point et souligne la répression intérieure que subit le personnage à cause de la présence péremptoire de la mère. Sa parole émerge du silence profond, se manifeste ensuite en éclats hésitants d'"oui" et de "non"… Et quand elle commence enfin à parler, la mère s'empare d'elle. La faiblesse que représente Riegner est crédible et une représentation si poignante n'est possible qu'au moyen d'une énorme présence scénique. Lyssewski et Riegner, toutes deux faisant preuve de cette dernière, démontrent deux facettes contraires dans la dynamique douloureuse de la domination et du tourment.

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Bien plus tard, Rainer Galke (l'écrivain dramatique) entre avec un sac en toile sur lequel est écrit "Die Macht der Finsternis" (Le pouvoir des ténèbres), titre ironique de son œuvre poétique qui a cimenté son succès. L'écrivain "dramatique" (la dénomination du personnage est elle-même ironique) au sommet de sa carrière est donc arrivé… "à destination", mais cela est exactement ce qui est mis en doute et il doit subir à son tour le dégoût mêlé d'adoration et d'envie de la part de la mère. Si les dames sont convaincantes, il en va un peu autrement pour Galke qui, au début, a du mal à maintenir sa présence auprès de Lyssewski. Il risque par moments d'être effacé dans le triangle, mais heureusement n'est jamais complètement arrivé à ce point grâce à l'ironie intelligente sur laquelle il établit son personnage.

Un autre aspect intéressant, sans doute en raison du décalage d'âge entre le comédien et sa figure, est l'aspect équivoque maintenu dans le rapport entre l'écrivain et la fille qui n'aurait pas existé si le rôle du "jeune écrivain" avait été maintenu. Dans le contexte donné, Galke joue bien la confusion entre le désir naissant et l'amour paternel dans son rapport avec Maresi Riegner. Cela a un sens dans ce choix de mise en scène représentant l'écrivain comme ersatz possible du père décédé. Dans le drame qui s'intéresse au monde intérieur, une couche supplémentaire de complexité est appréciée.

Vu le 26 octobre 2022 au Kasino am Schwarzenbergplatz (Schwarzenbergplatz 1, Vienne, 1er district).

"Am Ziel (À destination)"

© Susanne Hassler-Smith.
© Susanne Hassler-Smith.
Spectacle en allemand.
Texte : Thomas Bernhard.
Mise en scène : Matthias Rippert.
Avec : Dörte Lyssewski, Maresi Riegner, Rainer Galke.
Dramaturgie : Jeroen Versteele.
Décors : Fabian Liszt.
Costumes : Johanna Lakner.
Musique : Robert Pawliczek.
Éclairage : Norbert Gottwald.

Prochaines représentations les 6, 12 et 27 novembre 2022.
Kasino am Schwarzenbergplatz, Schwarzenbergplatz 1, Vienne, 1er district (Autriche).
Achat et réservations des billets sur
>> burgtheater.at
Tél. : +43 (0)151 444 4545.
info@burgtheater.at

Vue du plateau vide © Vinda Sonata Miguna.
Vue du plateau vide © Vinda Sonata Miguna.

Vinda Miguna
Lundi 31 Octobre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024