La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Sur le fil"… Un temps suspendu où tous les contraires s'unissent

Dans le cadre du Festival d'Automne 2023, créé en 1972 et se déroulant jusqu'au 11 février 2024, nous retrouvons Nacera Belaza, artiste associée à Chaillot. La chorégraphe et danseuse franco-algérienne a posé ses ballerines pour deux spectacles dans ce lieu. Dans "Sur le fil", lumière, noir et espace nu délimitent une aire de jeu où le manque de prise à une réalité, porté par une répétition à vitesse forcée, met en exergue une dépossession au rythme d'une musique enivrante. Spectacle créé en 2016 par Nacera Belaza, celle-ci vient d'en faire une reprise avec des enfants de Bobigny et de Paris les 15 et 16 novembre derniers.



© Claudia Pajewski.
© Claudia Pajewski.
Un noir sur scène délimite un cercle baigné d'une lumière blanche. Une musique rythmée, qui devient, au fil de l'eau, entêtante et envoûtante, accompagne tout le spectacle. L'obscurité devient aussi parfois compagnon de route en baignant les planches de sa noirceur. Celle-là devient pause et rupture de jeu avec un flou lumineux qui s'en dégage scéniquement. Les artistes jaillissent à tour de rôle de l'obscurité pour traverser rapidement le plateau de sa longueur. Du noir à la lumière, leurs apparitions sont furtives, rapides et au pas de course.

Durant leur traversée scénique, les danseurs, chacun à tour de rôle, tournent sur eux-mêmes, les bras et les jambes un peu lâches. Ils sont pris d'un tournoiement sans fin et animés d'une quête effrénée de fuites. Seuls, toujours seuls, ils sont de temps en temps en groupe, répartis autour du cercle éclairé, mais chacun dans leur solitude. Ils ne se regardent pas et ne s'appréhendent pas, bien qu'ils puissent être ensemble à la lisière de la scène, attendant parfois autour d'elle.

Leurs jambes tiennent lieu d'appui flageolant où les plantes des pieds ont des directions en biais, jamais rectilignes, même si la trajectoire l'est. Les troncs et les membres inférieurs et supérieurs participent à cette dynamique en adoptant de petites gestiques jamais fixes, au périmètre réduit. Leur latitude est toujours près du tronc. Le déséquilibre est toujours présent, les interprètes se laissant porter par un mouvement dont, à dessein, ils ne semblent maîtriser ni la trajectoire, ni l'intention.

© Claudia Pajewski.
© Claudia Pajewski.
Durant toute la représentation, la course devient infinie et indéfinie. Elle s'arrête uniquement quand le noir s'installe par intermittence. À tour de rôle, ces courses s'enchaînent sans qu'il soit aisé de savoir ce qui les amène. Cela part d'un point d'on ne sait le lieu vers une destination dont on ne peut deviner la trajectoire, celle-ci disparaissant dans l'obscurité. Seule la musique entêtante, rythmée et enivrante devient un repère, un axe, un phare dans une scénographie à la lumière tamisée où se dessinent des corps mis en relief par celle-ci. Les muscles sont relâchés, les bras restant un peu flasques, finis par des mains arrondies et des poings fermés qui tombent des poignets en angle droit. Les mouvements et les attitudes semblent être ceux d'une pantomime embarquée dans une course malgré elle.

Les artistes sont à tour de rôle des réceptacles d'une force intérieure ou extérieure qui les pousse et dont ils n'ont pas de prise, ayant une faible consistance musculaire. Ou une faiblesse psychique qui les désarme. Ils sont poussés vers des non-lieux symbolisés par l'extérieur du cercle. L'esthétique et la grâce n'ont pas droit de cité. Ce n'est pas l'objet de la chorégraphie qui est celui de la dépossession d'une volition comme emportée, balayée par le souffle d'éléments invisibles. Nul vent, nulle force n'est incarné. On ne sait pas ce qui pousse nos danseurs à traverser ce cercle de lumière, mettant en exergue ainsi un caractère de perte de soi. Peut-être eux-mêmes embarqués dans celle-ci malgré eux.

Ceci peut faire écho à une course effrénée vers l'avant dans laquelle plonge parfois notre société quand le manque d'imagination met en arrêt nos capacités inventives de réflexion et de rébellion. Ou quand trop de gens sont happés à perdre leur vie à la gagner. La musique en donne un aspect très rythmé dont on aime à suivre le tempo pour s'en trouver embarqué malgré nous.

La danse est dans un rapport répétitif à la scénographie et à la musique. Tout n'est que passage et vitesse. Quelques arrêts ponctuent la chorégraphie. Aucune bifurcation, aucun pas de côté n'est effectué pour sortir de ce cercle vicieux de dépossession. Aller jusqu'à sa perte pour oublier son enveloppe corporelle qui nous le rappelle trop bien quand les limites en sont dépassées.

Le propos de Rousseau, "Plus le corps est faible, plus il commande, plus il est fort, plus il obéit", ne fait pas écho à ce qui se joue sur les planches. Car le corps est faible et n'obéit pas chez Nacera Belaza dont le propos artistique, intéressant et interrogatif, m'a laissé toutefois un peu sur la réserve.

"Sur le fil"

© Claudia Pajewski.
© Claudia Pajewski.
Chorégraphie : Nacera Belaza.
Conception son et lumière : Nacera Belaza.
Régie son et lumière : Christophe Renaud.
Avec : Nacera Belaza, Dalila Belaza, Aurélie Berland, Paulin Blanc.
Et la participation de : Bouramou Coulibaly, Marc Ethane Olandzobo Ndr Ikogni, Arindra Rakotobe et Miranto Rakotobe, Chaïa Malécot.
Production : Compagnie Nacera Belaza.
Durée : 1 h 10.

Spectacle ayant eu lieu les 15 et 16 novembre 2023 dans le cadre du du Festival d'Automne 2023.
Théâtre national de Chaillot, Salle Firmin Gemier, Paris 16e.
Programme du Festival d'Automne

Safidin Alouache
Mercredi 29 Novembre 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024