La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Phèdre" Une Phèdre pétrie de douleur et incendiée de sensualité

Sous l'implacable raideur des personnages raciniens bouillonne un magma de passions démesurées. Brigitte Jacques-Wajeman affiche au grand jour ces pulsions pour donner aux personnages de Phèdre un charnel éclatant. Une lecture originale qui respecte pourtant à la césure et l'accentuation près, l'alexandrin.



© Cosimo Mirco Magliocca.
© Cosimo Mirco Magliocca.
Le décor de Grégoire Faucheux pourrait faire penser à une croix : un immense panneau courbe, en forme de vague, occupe le fond de scène et un autre panneau s'érige verticalement devant. Il évoque aussi un navire venu s'échouer là, sur cette plage de sable noir que recouvre le plateau du théâtre des Abbesses. Nous sommes dans une cité grecque, Trézène, mais nous sommes aussi au siècle de Racine dominé par la religion catholique. Les deux s'assemblent ici au travers de la tragédie du désir et de la mort.

Dans "Phèdre", tous les personnages principaux sont frappés d'amours interdites. L'amour incestueux de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte, l'amour de celui-ci pour l'ennemie captive Aricie qui pourtant l'aime en retour, Thésée lui-même, que l'on croit mort au début de la pièce, coupable, pour la morale, d'un nombre infini d'infidélités. Et tous seront frappés par le destin.

Passion contre Raison. La mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman s'attache à libérer l'interprétation des personnages de la rhétorique. C'est un travail extrêmement physique qu'elle demande à ses interprètes, à la fois pour respirer l'Alexandrin et exprimer dans chaque scène ces sourds élans des sens par leurs corps en entier. Tous les comédiens réalisent une véritable performance et font preuve à la fois de technicité et d'énergie.

© Cosimo Mirco Magliocca.
© Cosimo Mirco Magliocca.
Les costumes de Pascale Robin rappellent, dans leurs souples drapées, les toges antiques. Monochromes, rutilants de reflets, ils semblent de soie et de caresse et rajoutent à la constante tentation des sens qui anime tous les protagonistes. Tout est fait pour immerger l'histoire dans ce bras de fer entre les pulsions et les interdits, qu'ils soient moraux ou politiques.

Ces lumières qui forment les ombres déclinantes d'un jour qui suit son cours, ces costumes souples comme des voiles posées sur des peaux frémissantes et le jeu très physique des comédiens, tout concours à faire vibrer ces désirs en lutte à mort contre les règles. Même la paroi qui forme le fond de scène, courbe comme une conque, et le mur comme un totem érigé devant elle, deviennent symboles sexuel, féminin, masculin, aux couleurs chaudes. Les symboles foisonnent jusqu'au seul accessoire du plateau, un polyèdre de matière brillante que Thésée dans sa colère arrache du sol, que les plus audacieux verront comme le symbole d'un clitoris.

© Cosimo Mirco Magliocca.
© Cosimo Mirco Magliocca.
Raphaèle Bouchard crée une Phèdre attirante et effrayante comme un félin en rut qui cherche une proie, Raphaël Naasz incarne un Hippolyte torturé et sensible, malmené par les humains et les dieux, Bertrand Pazos apporte à Thésée sa puissance masculine et une présence qui envahit tout le plateau, quant aux autres interprètes, ils sont tous très justes.

Aricie, qu'incarne Pauline Bolcatto, apparaît pure et sensible, dans une robe virginale, dans un monde cadenassé. Oenone, interprétée avec grâce et une tenue vocale irréprochable par Sophie Daull, lance cette dernière réplique, après que Phèdre l'ait accusée injustement, juste avant de quitter la scène pour mourir engloutie dans les flots : "Ah, dieux ! Pour la servir, j'ai tout fait, tout quitté ; et j'en reçois ce prix ! Je l'ai bien mérité". Elle aussi se rendant compte que ses sentiments la perdent.

"Phèdre"

© Cosimo Mirco Magliocca.
© Cosimo Mirco Magliocca.
Texte : Racine.
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman.
Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar.
Dramaturgie : François Regnault, Clément Camar-Mercier.
Avec : Bertrand Pazos, Raphaèle Bouchard, Raphaël Naasz, Pauline Bolcato, Sophie Daull, Pascal Bekkar, Lucie Digout, Kenza Lagnaoui.
Scénographie : Grégoire Faucheux.
Costumes : Pascale Robin.
Lumière : Nicolas Faucheux.
Maquillage et Coiffure : Catherine Saint-Sever.
Musique et Sons : Stéphanie Gibert.
Durée : 2 h.

Du 8 au 25 janvier 2020.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Théâtre des Abbesses, Paris 18e, 01 42 74 22 77.
>> theatredelaville-paris.com

Tournée
29 au 31 janvier 2020 : Théâtre de la Renaissance, Oullins (69).
5 et 6 février 2020 : L'Empreinte, Tulle (19).
10 et 11 mars 2020 : Scène du Beauvaisis, Beauvais (60).
24 au 27 mars 2020 : Théâtre Sorano, Toulouse (31).
31 mars et 1er avril 2020 : Le Parvis, Tarbes (65).
12 mai 2020 : Théâtre Municipal, Fontainebleau (77).

Bruno Fougniès
Jeudi 16 Janvier 2020

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024