La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• Lampedusa Beach Migration en eaux profondes

Émergeant des nappes d'obscurité qui l'absorbaient, la comédienne réfugiée troue le noir des flots qui déjà la recouvrent. Le corps en partie figé, elle va, le temps de sa coulée à la verticale vers les fonds marins, "revivre" le naufrage de cette embarcation de fortune (ironie d'un mot à double sens) où elle, et sept cents "afffricains" s'étaient entassés pour tenter d'atteindre l'eldorado convoité.



© Barbara Buchmann.
© Barbara Buchmann.
Lumières bleutées des éclairages, lilliputien baquet d'eau au premier plan évoquant dans une autre dimension la mer immense (une Alice au pays des désastres), cubes esthétiquement entassés figurant la cabine de pilotage du rafiot… le décor offrant le cadre de ce récit des profondeurs étant planté, Shauba, la jeune fille africaine, va pouvoir raconter - se raconter - l'histoire de ses origines et de ses rêves "échoués".

Mahama au grand cœur, qui faisait siffler les f et les autres consonnes comme seuls les "Afffricains" n'étant pas passés par l'école savent le faire, c'est à elle, à cette tante bien-aimée qu'elle adresse ses dernières paroles. C'est elle à qui elle doit son "évasion" de la terre bénie d'Afrique où elle avait cependant faim, trois années d'économie et de préparatifs. C'est elle qu'elle implore maintenant pour l'aider à mourir dans les eaux de la Mare nostrum des Romains, faute de ne pouvoir atteindre la Ville éternelle et d'y réaliser ses rêves fous d'études et de travail.

Effrayants, les poissons qui tournent autour d'elle mêlant leur danse au ballet des cadavres en suspension. Et pourtant "le voyage" avait été minutieusement préparé… Jusqu'aux lunettes de soleil pour affronter la lumière vive du pont et pouvoir ainsi contrôler que les passeurs s'acquittent de la destination prévue, Lampedusa, aisé à reconnaître grâce aux cartes postales montrées. Et la mer était calme et le temps serein… Alors pourquoi ce naufrage ?

La lubricité des passeurs qui s'étaient plu à entasser les femmes et les hommes en les accouplant créant une pyramide instable, elle "convoitée" par un jeune matelot bientôt mis en concurrence avec un plus vieux qui entendait bien profiter de celle qui veut venir en Europe pour s'enrichir avec les "capitttalllistes", la lutte des deux hommes pour s'approprier le corps de la jeune fille, et le déséquilibre fatal de la gîte qui s'ensuivit, jusqu'à en faire chavirer l'embarcation.

© Barbara Buchmann.
© Barbara Buchmann.
La jeune fille, réfugiée tout en haut des cubes instables de la cabine de pilotage pour tenter en vain d'échapper à ses prédateurs, le jeu de miroirs reflétant les profondeurs des eaux mouvantes sous leurs pieds, tout dans la scénographie sert l'illusion du réel présenté à notre imaginaire. De même, lorsque plongeant sa tête dans le baquet d'eau, on entend sa respiration s'étouffer, le bruit des bulles d'air venant crever à la surface, la mise en jeu se révèle d'une étonnante efficacité.

Et puis ce cri empreint d'humour décalé qui, en créant une rupture de ton, nous permet à nous de reprendre notre respiration altérée par le tragique des situations représentées… I["Au moment où je me noie, j'ai besoin de te le dire, les Africaines doivent aller en Europe en avion, pas en bateau !"]I. Pause vite interrompue par la vision monstrueuse d'un espadon dévorant le contenu encore chaud de l'estomac d'un cadavre dépecé.

Mais le plus inacceptable peut-être pour celle qui sait que les minutes lui sont comptées, c'est de mourir accompagnée par les mots assénés par le passeur prédateur afin de l'humilier. Ces mots résonnent en elle comme une vérité effrayante : n'a-t-elle pas trahi elle-même son Afrique en cédant aux chants des sirènes du "capitttalllisme" triomphant ? Quitter sa terre pour l'appât de l'argent ?... Et touchant alors le fond, elle rejoint le sable sous-marin de Lampedusa Beach, sa dernière demeure humide, elle dont les derniers désirs furent pour le soleil d'Afrique.

Émouvante traversée d'une odyssée fictionnelle faisant écho à celle vécue réellement par les I["18 400 personnes mortes ou disparues en Méditerranée depuis 2014"]I - chiffre donné par Amnesty International -, Lampedusa Beach "réalise" un exploit. Celui de nous immerger dans un univers dont la beauté scénographique et les éclairages bleutés contrastent avec l'inhumanité du sort réservé aux réfugiés I["qui crèvent comme des chiens, des chiens qui disparaissent au fil de l'eau, et vont pourrir au loin"]I.

"Lampedusa Beach"

Premier volet de "La Trilogie du Naufrage de Lina Prosa".
Traduction de l'italien : Jean-Paul Manganaro.
Mise en scène : Eleonora Romeo.
Interprétation : Stefania Ventura.
Création lumière : Damien Gandolfo et Franck Michallet.
Musiques originales : Jamespange et Éric Craviatto.
Conception graphique : Johann Fournier.
Cie ERRE.
Production Le Buro Avignon.
Durée : 1 h 10.
Tout public à partir de 14 ans.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 24 juillet 2019.
Tous les jours à 22 h 30, relâche les 11 et 18.
Théâtre des Carmes André Benedetto
6, place des Carmes.
Réservations : 04 90 82 20 47.
>> theatredescarmes.com

Yves Kafka
Jeudi 18 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024