La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• J'ai rencontré Dieu sur Facebook Vérités virtuelles et fake news réelles

Dans le décor minimaliste d'un appartement où vivent une mère aimante, épanouie dans son travail de prof, et sa grande fille affectueuse, adolescente vive et pratiquant le violon, tout semble aller au mieux dans "le meilleur des mondes possibles"… comme aurait pu le dire le Pangloss de Voltaire ironisant sur l'optimisation divine du monde proposée par Leibnitz…



© François-Louis Athénas.
© François-Louis Athénas.
Le loup dans la bergerie prendra le visage d'un jeune pseudo-fou de Dieu séduisant la belle gazelle sur un réseau social. Mais comme la vie est plus forte que la mort à l'œuvre - pur "pari" pascalien -, Facebook perdra in fine la face…

Ahmed Madani, dont le manifeste artistique s'articule, de création en création, autour du destin de la jeunesse des quartiers populaires (Cf. "F(l)ammes", présenté en 2016 à Avignon au Théâtre des Halles), creuse ici la problématique des rencontres Internet où des manipulateurs "divinement" séducteurs ensorcèlent des jeunes gens naïfs vibrant à l'appel des sens, confondu - à mauvais escient - avec celui du Dieu omnipotent.

Bien évidemment, quelles que soient leur complicité réelle et leur tendresse réciproque, la mère et la fille, fusionnelles autour du succulent fondant au chocolat qui scande chaque anniversaire, diffèrent sur certaines appréciations. Ainsi, quand la mère vante les mérites de l'appartement moderne acquis pour les mettre "à l'abri", l'adolescente n'y voit qu'un immeuble aux cloisons si fines qu'elles laissent tout filtrer, habité par des vieux surveillant les faits et gestes de chacun… lorsqu'ils n'ont pas oublié le code de sécurité pour rejoindre leur tour de contrôle.

C'est dans cet espace présenté avec humour que le drame (au sens théâtral) va se dérouler en faisant se rejoindre passé et présent. De même que le récit s'émaille de retours en arrière, le discours fera alterner dialogue et narration, les personnages faisant alors face au public pour commenter de manière distanciée l'histoire afin de la mettre en abyme. Ainsi le rythme impulsé par cette "architecture dramatique" est-il garant de l'intérêt toujours soutenu.

© François-Louis Athénas.
© François-Louis Athénas.
Le premier flash-back est "édifiant". La mère, musulmane non pratiquante émancipée, ex-épouse d'un Français, revenant du village maghrébin où vient d'avoir lieu l'enterrement de sa mère, confie à sa fille l'interdiction qui lui était adressée en tant que femme d'être présente au cimetière, et comment elle s'était alors imposée en haussant le ton. Suite à quoi, sa fille désapprouvant ouvertement ce comportement mécréant voit apparaître sa grand-mère qui lui dit que si sa mère continue à manger du saucisson, elle n'ira pas au paradis…

Le conflit rôde très vite autour des diktats de la religion, ressentis par la mère comme une source d'oppression insupportable, par la fille comme la voi(e)x à suivre pour mériter le royaume d'Allah. Au rythme de la radicalisation de la jeune fille subjuguée par les déclarations amoureuses du beau jeune homme barbu qui lui parle par le truchement de Skype, les tensions vont s'accentuer.

Alors que la mère crie son besoin d'aimer - un homme, une femme, peu importe - pour échapper à sa solitude, sa fille est outrée par ses penchants impies et moque ironiquement son compagnon précédent qu'elle a réussi à chasser de leur vie. Elle oppose à ces "offenses", le discours "vertueux" prôné par le Coran sur "la" femme pieuse et respectueuse de l'époux, seigneur et maître. D'ailleurs, elle refusera désormais les cours de violon, la musique étant considérée comme un péché capital.

Entrecoupée par des scènes de liesse qui les unissaient autrefois, la tension présente n'en est que plus palpable… l'humour étant toujours là cependant pour apporter le souffle de fraîcheur nécessaire à la respiration. Ainsi, lorsque la jeune fille évoque que pour faire sortir d'elle les djinns malveillants, son beau gourou lui a conseillé un livre (à 19 €…), elle précise "naturellement" à sa mère qu'il ne s'agit là pas de pantalons ; de même pour le discours grandguignolesque du prédicateur, projeté en direct sur grand écran, se vantant d'avoir abattu à la kalachnikov six mécréants la veille, ponctué par la proposition d'une balade en luxueux 4x4 américain dans un désert de rêve…

Mais la légèreté n'occulte aucunement le tragique à imputer aux fous de Dieu qui, en utilisant des informations fallacieuses - "infox" en français, mot valise formé à partir des mots "information" et "intoxication" -, intoxiquent les jeunes proies candides pour en faire des kamikazes exaltés au service de leur cause criminelle. Sauf que là encore, le prédicateur recruteur se fera "démasquer" dans une chute, digne de celle de "Comme il vous plaira" de William Shakespeare où on apprendra que le héros du désert n'est pas exactement celui que l'on pensait. "Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Notre vie durant nous jouons plusieurs rôles".

Objet théâtral mixant plusieurs degrés d'écritures et plusieurs tons, "J'ai rencontré Dieu sur Facebook" est sans conteste une forme aboutie… et ouverte au questionnement. Qui sont ces exaltés de Dieu rencontrés sur Internet ? Si on tirait sur leur barbe, que découvrirait-on de frustrations enfouies et de souffrances personnelles cristallisées dans une revendication asservie à un Dieu tout-puissant ? Les trois acteurs, excellents (sic), nous convainquent que si le monde entier est un théâtre, le monde, alors, a beaucoup à gagner à s'y rendre.

"J'ai rencontré Dieu sur Facebook"

© François-Louis Athénas.
© François-Louis Athénas.
Texte : Ahmed Madani (publié aux éditions Actes Sud-Papiers).
Mise en scène : Ahmed Madani, assisté de Valentin Madani.
Avec : Mounira Barbouch, Louise Legendre, Valentin Madani.
Création sonore : Christophe Séchet.
Création lumière et régie générale : Damien Klein.
Costumes : Pascale Barré.
Madani Compagnie.
Durée : 1 h 30.
À partir de 13 ans.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 26 juillet 2019.
Tous les jours à 11 h 50, relâche le mercredi.
11 • Gilgamesh Belleville, Salle 1
11 bd Raspail.
Réservations : 04 90 89 82 63.
>> 11avignon.com

Yves Kafka
Lundi 15 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024