La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Un Jacques Martial transcendant dans "Cahier d'un retour au pays natal" d'Aimé Césaire

Voilà un spectacle qui incite à la simplicité, au vrai, aux termes précis. Car comment partager l'émotion immense qui se crée soir après soir sur la scène du Théâtre de l'Épée de Bois ? Après avoir été fasciné, ébranlé et emporté par les mots d'Aimé Césaire via la bouche, le corps et le cœur de Jacques Martial, je ne parviens pas à retrouver tous mes esprits. Et je me retrouve devant la page blanche avec le seul désir impuissant de donner l'envie à tous d'aller se ressourcer à cette fontaine de vie, de poésie, de tendresse et de dureté, mais comment ?



© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
Un métro crache sur scène une sorte de voyageur vagabond harnaché de trois énormes sacs en propylène bariolés. Sans visage. Le corps avalé par ses charges. Une créature indéterminable. Qui s'installe à même le sol pour y dormir. Les gestes gauches, rêches, articulés. Qui se relève. Qui ne parle pas. C'est cette créature qui sera devenue dans une heure un être humain tellement vaste, tellement complet et beau comme une idole terrestre qu'on ne sait quelle magie s'est opérée entre ces deux moments.

Entre cette première minute et ce noir de fin, rien que le texte d'Aimé Césaire, le talent de Jacques Martial, dans une scénographie simple et parlante et des lumières justes et belles. Les mots de ce grand poète d'abord : oui, un foisonnement d'images, de sons, de couleurs, de télescopages de sens, d'articulations libres, de mots si rares, mots d'érudits, qui défient les connaissances, mots oubliés parfois, voilà la projection éclatante de la représentation de la Martinique, terre natale d'Aimé Césaire. Voilà pour la matière malléable de ce long poème. Un texte d'où jaillissent des images à profusion. Un texte que Jacques Martial, grâce sans doute à la longue fréquentation de ces vers libres qu'il partage depuis des années un peu partout sur la planète, parvient à nous faire parvenir totalement, comme une évidence, même ces mots inconnus qu'il nous semble comprendre au travers de son interprétation, de son élocution, de son jeu.

© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
Tout semble clair, limpide. Les descriptions, les pérégrinations de ce personnage en quête de repère, en quête d'histoire et de racines. Un retour au pays natal qui s'harmonise parfois comme un chant parsemé de refrains… Au bout du petit matin, une ville inerte… qui se transforme en chaos parfois dans la colère et la rage de l'impuissance, en déplacements saccadés, en jeux de corps, en incarnations violentes de l'acteur. Car le personnage qu'il incarne, Aimé Césaire lui-même peut-être, creuse en lui-même, en ses abîmes, en ses rêves, les filons dont il extrait toutes les mémoires : celles de son enfance, et aussi celles de ses contemporains, de ses ascendants, celles de toutes les victimes de l'esclavage, du colonialisme, du racisme envers les noirs.

C'est ainsi que, sous nos yeux, se transfigure ce personnage. Jacques Martial lui-même atteint des moments où le texte le pousse à être méconnaissable. Car, sous la brillance du verbe, des mots, de cette poésie riche, la tragédie noire, que l'homme politique Césaire clama toute sa vie, éclate. Mais elle éclate comme la tragédie qu'un homme porte, sa souffrance, ses blessures et ses rêves, non comme un cri de vengeance. Et qui que l'on soit, quelle que soit sa vie, l'on partage alors ce drame, impliqué totalement.

© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
Se vêtant puis se dévêtant pour la fin du monologue, le comédien devient de plus en plus "cher", la chair même qui fut enchaînée, asservie, battue, marquée au fer rouge, bafouée, meurtrie, la chair également de Césaire même, qui bouillonnait de trois siècles d'esclavage, puis de colonisation, comme si tous ceux qui l'avaient précédé agitaient leurs cris sous sa peau et dans son âme. C'est ainsi que Jacques Martial est cet humain Césaire, corps et âme.

Il faudrait emmener les enfants voir ce spectacle, pas seulement pour l'enseignement et le coup de pied à l'oubli qu'il donne, mais aussi pour la beauté de ce texte qui, au-delà du descendant d'esclaves, du révolté contre les injustices de la colonisation rayonnante, montre un humain tombé au monde dans toute sa complexité, dans toute sa générosité, dans toute sa luminosité.

"Cahier d'un retour au pays natal"

© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
© AKO - Audrey Knafo Ohnona.
Texte : Aimé Césaire.
Mise en scène : Jacques Martial.
Assistant à la mise en scène : Tim Greacen.
Avec : Jacques Martial.
Scénographie : Pierre Attrait.
Lumière : Jean-Claude Myrtil.
Peinture : Jérôme Boutterin.
Accessoires : Martine Feraud.
Régisseur : Jean-Marc Feniou et Damien Patoux.
Compagnie de la Comédie Noire.
Tout public à partir de 9 ans.
Durée 1 h 15.

Du 29 septembre au 16 octobre 2022.
Du jeudi au samedi à 19 h, samedi et dimanche à 14 h 30.
Théâtre de l'Épée de Bois, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

Bruno Fougniès
Mercredi 5 Octobre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023