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Théâtre

"Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre", d'après Pasolini et Molière

"Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre" s'inspire profondément du film et du roman que Pasolini produisit dans les années soixante et, anecdotiquement, du Dom Juan de Molière. Ce sont deux œuvres de référence qui, chacune à leur époque, ont suscité scandale, indignation, condamnation de la morale, de la société bien-pensante, et surtout du clergé. Elles ont en commun une mise en avant de la liberté, liberté de parole, liberté sexuelle, liberté de pensée, et une mise en péril de la société face à des individus faisant preuve et éloge de cette liberté.



© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
Mais oublions ces inspirations. Le monde change, a changé, depuis 400 ans comme depuis 50 ans, et l'auteur de la pièce, Amine Adjina, parle du monde qu'il connaît, l'actuel. Sa pièce situe l'action en bord de mer, dans la maison de l'aïeul d'une famille bourgeoise qui débarque pour y passer la villégiature comme tous les ans. Famille bourgeoise, père industriel, mère boursouflée d'ennui, fille et fils se cherchant dans des disciplines artistiques et la grand-mère souffrante et mourante, dont s'occupe une nouvelle bonne, jeune, Nour, seule étrangère au tableau. Les vacances. Au bord de Méditerranée. En France.

La famille est tout ce qu'il y a de banale, plus que cela : elle est caricaturale, organisée, organique, ordinaire, faite uniquement des aspérités quotidiennes de ces familles bourgeoises européennes que le théâtre et le cinéma montrent depuis l'avènement de l'industrialisation. Et puis, dans ce lisse et confortable ennui, surgit un "Garçon". Un garçon qui devient le réceptacle libérateur de toutes les frustrations de cette cellule familiale. Chacun à son tour va céder au désir de ce garçon. Toutes et tous auront, chacun à son tour, une étreinte amoureuse avec lui, mais, surtout, ce sera un acte que chacun brandira au grand jour comme une revendication de lui-même, et une révélation à lui-même.

© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
Pour l'essentiel, le texte d'Amine Adjina reprend la structure de l'œuvre de Pasolini, son déroulement. Mais il y introduit des éléments de notre époque. On y décèle même une envie de parler d'un futur immédiat puisque, durant la pièce, les eaux de la mer montent, le sol tremble et une présidente d'extrême droite est sur le point d'être élue. Ici, le discours politique et social prend le pas sur la provocation libertaire et contestataire de Pasolini. Et la mer, que l'on voit projetée et de plus en plus envahissante au fond de la scénographie, bascule peu à peu de la plage estivale au mouroir organisé pour des centaines de migrants qui tentent le passage.

Presque toute la pièce fourmille de ces références à notre actualité. Le Garçon, étranger à cette famille, devient l'emblème même de l'Étranger, celui qui perturbe, par la seule présence de son corps, son existence géographique, toute l'organisation bourgeoise. Il est ici autant à redouter qu'à désirer. Pourtant, à force de vouloir intégrer, mais aussi expliquer et dévoiler tous les secrets, les ombres des personnages, tous les enjeux des discours, des mots, des catastrophes à venir, le texte de la pièce, par ailleurs d'une très belle écriture, se noie dans la profusion. Les phrases poétiques deviennent décoratives et cela manque de hargne, d'incisif, de dérangeant.

© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
Des idées très belles, comme la nouvelle de l'assassinat d'un poète dans la nuit, dans un terrain vague, qui est une allusion directe au meurtre de Pasolini, mais pourquoi ne pas nommer Pasolini dans ce meurtre ? Parfois ici, les mots servent trop de paravent et on regrette de ne pas avoir ressenti plus de crudité, de cruauté, de puissance, même et surtout dans les scènes de corps amoureux qui restent très sages, très conventionnelles, presque censurées.

Finalement, chaque élément puissant, révélateur, provocateur, pourtant inséré dans le texte d'Amine Adjina, se trouve contrarié, affadi soit par un explicatif qui rend l'action illustrative, soit par la situation. Le fait même de situer cette explosion familiale dans une maison de vacances amène à penser que ces révélations primordiales resteront comme des parenthèses estivales vite oubliées. La bourgeoisie chrétienne sait faire cela très bien.

"Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre"

© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
© Vincent Pontet/Collection Comédie-Française.
Texte : Amine Adjina, d'après Pier Paolo Pasolini.
Le texte de la pièce est paru le 5 avril 2023 chez Actes Sud-Papiers.
Mise en scène : Amine Adjina et Émilie Prévosteau.
Avec : Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Danièle Lebrun, Birane Ba, Claïna Clavaron, Marie Oppert, Adrien Simion.
Scénographie : Cécile Trémolières.
Costumes : Majan Pochard.
Assistante aux costumes : Cécile Box.
Lumière : Bruno Brinas.
Vidéo : Jonathan Michel.
Musique originale et son : Fabien Aléa Nicol.
Durée : 2 h 15 environ.
Tout public

Du 5 avril au 11 mai 2023.
le mardi à 19h du mercredi au samedi à 20h30 le dimanche à 15h.
Théâtre du Vieux Colombier, Paris 6e, 01 44 58 15 15.
>> comedie-francaise.fr

Bruno Fougniès
Jeudi 20 Avril 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
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Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023