La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• La dernière bande Enregistrements magnétiques… performance à donner la banane !

Quand du noir complet, le faisceau de lumière de l'ampoule tombant des cintres coiffe le crâne dégarni et blanchi de Denis Lavant, hiératique derrière un bureau métallique fatigué, les yeux aimantés par un magnétophone à bande posé devant lui et absorbant dans la nuit magnétique toute son énergie, on se dit que la magie du théâtre est un leurre qui nous ravit au double sens…



© DR.
© DR.
Plus rien n'existe alors que ce fabuleux homme né pour le théâtre qui s'apprête devant nous à renouer avec l'univers insolite de Samuel Beckett, dont il a interprété sur cette même scène des Halles, "Cap au pire" (2017), mis en jeu par le même Jacques Osinski.

Et le (très) long silence qui s'ensuit instille, dans le droit fil du choc liminaire, une étrangeté en osmose avec l'univers du dramaturge irlandais. Puis, émergeant de sa torpeur contemplative, "il" rapproche à quelques millimètres de son œil, que l'on devine à moitié aveugle, une clé extraite du fouillis de son veston loqueteux. Si le premier tiroir ouvert contenant une bobine ne l'intéresse pas dans l'immédiat, l'autre dans lequel il plonge à nouveau sa tête lui offre… une banane ! Épluchée soigneusement, elle va être tenue en bouche avant d'être mangée. La peau jetée sur le sol, lui vaudra une glissade digne d'un Buster Keaton sorti d'un film muet.

© DR.
© DR.
Ce prologue qui s'étire, muet et drôle, nous rappelle que, si Samuel Beckett est connu pour avoir saturé ses pièces d'un pessimisme radical, il est aussi celui qui - toujours avec le même esprit irrévérencieusement décalé - s'est plu à créer des situations où l'humour a pour fonction de pulvériser les attentes convenues. Les allées et venues (nombreuses) en coulisses où l'homme affublé de la démarche hautement désarticulée d'un primate en goguette disparaît pour écluser quelque alcool (le bruit des flacons parvient jusqu'à nous), remplissent cette fonction du comique promu au rang de dérision corrosive.

Le cadre étant installé, le va-et-vient entre écoutes des séquences antérieurement enregistrées sur les bobines - soigneusement numérotées, rangées dans des boîtes elles aussi flanquées d'un numéro - et commentaires lapidaires, grommellements en direct du protagoniste sur ce que fut sa vie "mise en boîte" par lui-même, est entrecoupé de longues pauses méditatives. La voix caverneuse de l'homme mûr, percutée par le timbre qui était le sien lorsqu'il avait trente ans, crée un arc électrique détonnant entre deux parts du même. Cependant le temps chez Beckett n'a rien de linéaire. Présent, avenir et passé participent d'un même état aux limites fluctuant comme la didascalie liminaire le rappelle : "Un soir, tard, d'ici quelque temps", la confusion étant le propre d'un monde sans devenir.

© DR.
© DR.
i]"Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"]i, sonne le glas d'aspirations apparemment à jamais révolues. Et pourtant ce temps-là est aussi source de légèreté retrouvée, celle de plaisirs et d'un amour passé auxquels il n'a pas définitivement renoncé. "Me suis crevé les yeux à lire Effie encore, une page par jour, avec des larmes encore. Effie… Aurais pu être heureux avec elle là-haut sur la Baltique, et les pins, et les dunes". Sa pensée s'enflamme : "Mes mains dans ses seins", telle est la mémoire éclatée qu'elle abolit les limites du temps pour repartir à la recherche du désir.

Quant à l'inénarrable salut de Denis Lavant, qui ponctue de spectacle en spectacle ses performances par une sorte d'arabesque gestuelle à en perdre son souffle, il est attendu comme une signature au bas d'un tableau de maître.

La performance de l'acteur faisant corps avec le protagoniste de "La dernière bande", pour lui insuffler l'esprit qui l'anime a quelque chose à voir avec une identification réussie. La question demeurant : qui a vendu son âme à l'autre ? L'acteur Denis Lavant ou Krapp, le personnage inventé par Beckett ? Quoi qu'il en soit, ce que l'on peut dire assurément, c'est que la mise en jeu de Jacques Osinski permet aux deux d'exister magnifiquement. Et Beckett qui usait beaucoup des didascalies aurait pu ajouter, pour montrer que s'il n'y a pas de début il n'y a pas non plus de fin : "Un autre soir, tard, d'ici quelque temps".

"La dernière bande"

© DR.
© DR.
Texte : Samuel Beckett (texte publié aux éditions de Minuit).
Mise en scène : Jacques Osinski.
Avec : Denis Lavant.
Lumières : Catherine Verheyde.
Scénographie : Christophe Ouvrard.
Costumes : Hélène Kritikos.
Dramaturgie : Marie Potonet.
Durée : 1 h 20.
À partir de 15 ans.
Compagnie L'Aurore Boréale.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 28 juillet 2019.
Tous les jours à 21 h 30, relâche le mardi.
Théâtre des Halles, Salle Chapitre
4, rue Noël Biret.
Réservations : 04 90 85 52 57.
>> theatredeshalles.com

© DR.
© DR.
Du 7 au 30 novembre 2019 : Athénée Théâtre Louis Jouvet, Paris.

Yves Kafka
Dimanche 7 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023