La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• Artaud-Passion Le Théâtre et son double, Antonin A. et William M. (ou l'inverse)

Regard halluciné, crâne planté de filins, corps tétanisé secoué de minuscules soubresauts - autant de traces erratiques des électrochocs de neuf ans d'internement - Artaud-Mesguich "apparaît" et fait voler en éclats la bien-pensance molle, fût-ce celle de ceux qui auraient voulu l'idéaliser "à bon compte". La voix d'outre-tombe de "l'interprète" (jamais ce mot ne fut plus approprié tant l'acteur se fond en son modèle) se cherche, s'enfle, et prend corps, amplifiée par la voûte de la chapelle.



© Patrice Trigano.
© Patrice Trigano.
De la rencontre de Florence Loeb, toute jeune fille de seize ans, dans la galerie parisienne où son père exposait les dessins de l'auteur du "Van Gogh, le suicidé de la société", et d'Antonin Artaud, "vieillard" de cinquante ans, émacié et édenté au sortir des années psychiatrisées, Patrice Trigano, envoûté par l'écrivain hors normes dont il a dévoré très jeune la monumentale œuvre, a tiré un écrit saisissant mêlant les textes du visionnaire à sa propre écriture.

Recueillant, dans l'après coup, le témoignage de celle qui entretint pendant deux ans - jusqu'à sa mort, en 1948 - une relation ambigüe (un père ? un amant potentiel ?) avec le poète dramaturge, il livre les fragments de ce passé recomposé à l'aune de sa fascination. La mise en jeu d'Ewa Kraska sert d'écrin à l'émergence du sentiment d'assister à la résurrection d'un Artaud plus vrai que nature réincarné par William Mesguich fondu en lui.

Il s'agit bien d'hallucinations démultipliées… D'abord, celles de Florence, narratrice troublée qui fait revivre l'auteur du "Théâtre de la cruauté" si intensément que ce dernier s'immisce progressivement dans son espace-temps pour venir, être fantomatique, déclamer, éructer, son manifeste théâtral révolutionnaire. Ensuite, celles du poète visionnaire halluciné par la syphilis qui le rongeait, les drogues qu'il utilisait pour calmer ses souffrances, et habité par ses incantations prophétiques. Enfin, les nôtres, hallucinations ; immergés sous le flux de ces borborygmes désarticulés et phrases divinatoires lâchées en pleine face, nous perdons pied.

i["J'ai choisi le domaine de la douleur et de l'ombre comme d'autres celui du rayonnement et de l'entassement de la matière"i], profère-t-il. Sur le lit, le corps de Florence recroquevillé se déploie et elle raconte elle et lui, son mentor à jamais adulé. Sa beauté lorsque, jeune, il était le Marat du "Napoléon" d'Abel Gance… Ses engouements pour Lautréamont, Hölderlin, Nerval, le livre des morts tibétain…

Un voyage sans fin où sa liberté prenait la forme du salut d'un corbeau - croa croa croa - adressé à un séminariste en longue soutane noire. Revers, sa santé fragile, les flacons de laudanum (opium) pour soulager ses douleurs intestinales, lui gisant au milieu d'une flaque de sang ou de ses excréments.

© Patrice Trigano.
© Patrice Trigano.
Les yeux exorbités, "il" nous fait soudain face. i["Pour en finir avec le Jugement de dieu"], un cri terrifiant s'échappe de sa gorge et résonne à l'infini sous les voûtes. Ses glossolalies inarticulées creusent la langue pour cracher à la face du monde un nouveau sens dont il faudra bien qu'il se débrouille pour qu'advienne l'homme. "Dieu est-il un être ? S'il en est un c'est de la merde. S'il n'en est pas un, il n'est pas".

Et, toujours sans remarquer sa présence, elle prend le relais pour conter sa rencontre avec les indiens Tarahumaras où, lavé des miasmes de l'Occident, il est "initié" et devient magiquement l'un des leurs en ingérant du peyotl, champignon hallucinogène procurant ivresse, transe et liberté. Vient le moment de "La Conférence du Vieux Colombier", où Artaud-Mesguich prend le devant pour éructer ses glossolalies effrayantes… Devant un parterre de choix (il y a là dans la salle, Paulhan, Gide, Adamov, Bataille, Picasso, Braque, Michaux, Breton…), il ne pourra pas en articler un seul mot, des mots qui chutent comme son corps s'effondrant.

Secoué de part en part par la violence des électrochocs, le corps de l'acteur se tétanise douloureusement alors que des éclairs électriques le transpercent. Et Artaud commentera lui-même : "qu'est-ce qu'un aliéné ? C'est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l'entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l'honneur humain" ("Van Gogh le suicidé de la société"). Faute de vouloir entendre l'insupportable vérité, la société "rend fou".

Exalté, pénétré par le poète visionnaire, William Mesguich délivre le texte au vitriol de Patrice Trigano avec une telle vérité que l'on se dit qu'Artaud a trouvé là son double. Lui qui voulait que le théâtre double la vie - et non la singe - pour la percuter de plein fouet, lui qui exigeait du théâtre qu'il soit "La terre de Feu, les lagunes du Ciel, la bataille des rêves", s'en serait trouvé pleinement "entendu".

Quant au spectateur, comment pourrait-il, en ces temps de consensus mou érigé en art de "vivre", ne pas se sentir profondément dérangé dans ses petits arrangements avec la médiocrité divertissante promue en viatique. Il y a là, à coup sûr, un brûlot paroxysmique, une violence révolutionnaire salutaire, de nature à secouer les indifférences.

"Artaud-Passion"

© Patrice Trigano.
© Patrice Trigano.
Texte : Patrice Trigan (éditions Maurice Nadeau).
Mise en scène : Ewa Kraska.
Avec : William Mesguich et Nathalie Lucas
Musique : Olivier Sens.
Lumières : Richard Arselin.
Vidéo : Stéphane Bordonaro.
Régie : Mathieu Ciron.
Costumes : Delphine Poiraud.
Durée : 1 h 10.
Compagnie Itek

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 28 juillet 2019.
Tous les jours à 12 h 30, relâche le 24.
Théâtre du Roi René, Salle du Roi
4 bis, rue Grivolas.
Réservations : 04 90 82 24 35 et 07 81 41 24 96.
>> theatreduroirene.com

Yves Kafka
Jeudi 11 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022


Brèves & Com








À découvrir

"Salle des Fêtes" Des territoires aux terroirs, Baptiste Amann arpente la nature humaine

Après le choc de sa trilogie "Des Territoires", dont les trois volets furent présentés en un seul bloc de sept heures à Avignon lors du Festival In de 2021, le metteur en scène se tourne vers un autre habitat. Abandonnant le pavillon de banlieue où vivait la fratrie de ses créations précédentes, il dirige sa recherche d'humanités dans une salle des fêtes, lieu protéiforme où se retrouvent les habitants d'un village. Toujours convaincu que seul ce qui fait communauté peut servir de viatique à la traversée de l'existence.

© Pierre Planchenault.
Si, dans "La vie mode d'emploi", Georges Perec avait imaginé l'existence des habitants d'un bâtiment haussmannien dont il aurait retiré la façade à un instant T, Baptiste Amann nous immerge dans la réalité auto-fictionnelle d'une communauté villageoise réunie à l'occasion de quatre événements rythmant les quatre saisons d'une année. Au fil de ces rendez-vous, ce sont les aspirations de chacun qui se confrontent à la réalité - la leur et celle des autres - révélant, au sens argentique d'une pellicule que l'on développe, des aspérités insoupçonnées.

Tout commence à l'automne avec l'exaltation d'un couple de jeunes femmes s'établissant à la campagne. Avec le montant de la vente de l'appartement parisien de l'une d'elles, écrivaine - appartement acquis grâce au roman relatant la maladie psychiatrique du frère qui les accompagne dans leur transhumance rurale -, elles viennent de s'installer dans une usine désaffectée flanquée de ses anciennes écluses toujours en service. Organisée par le jeune maire survient la réunion du conseil consultatif concernant la loi engagement et proximité, l'occasion de faire connaissance avec leur nouvelle communauté.

Yves Kafka
17/10/2022
Spectacle à la Une

"Qui a cru Kenneth Arnold ?" Une histoire à dormir… éveillé

Levant la tête vers le ciel, qui pourrait soutenir encore que le monde s'organise autour de la Terre centrale et immobile… depuis que Copernic et Galilée ont renversé magistralement la hiérarchie du système solaire, rejetant notre planète Terre - actrice décatie et déchue - au rang d'accessoire de l'étoile Soleil ? De même qui, de nos jours, pourrait être assez obtus pour affirmer que d'autres formes d'intelligences ne puissent exister dans l'univers… depuis que le GEIPAN (Groupe d'Études et d'Informations sur les Phénomènes Aérospatiaux Non-identifiés) a été scientifiquement créé pour démêler le vrai des infox entourant ces phénomènes ? Le collectif OS'O, la tête dans les étoiles (cf. "X", sa précédente création), s'empare de ce sujet ultrasensible pour apporter sa contribution… "hautement" artistique.

© Frédéric Desmesure.
Dans l'écrin du Studio de création du TnBA, une table avec, pour arrière-plan, un écran tendu plantent le décor de cette vraie fausse conférence sur les P.A.N. Mobilisant les ressources de la haute technologie - bricolée frénétiquement - un (vrai) acteur (faux) conférencier de haut vol, assisté d'une (vraie) actrice (fausse) scientifique coincée dans ses notes, et accompagné d'un (vrai) acteur complice, (faux) journaliste critique, incrusté dans les rangs du public, le maître ufologue va compiler les témoignages venus d'ici et d'ailleurs.

Sur le ton amusé des confidences, le conférencier introduit la session en livrant son étrange vision d'une nuit d'été où, à l'aube de ses quinze ans, à 23 h 23 précises, il fut témoin d'une apparition fulgurante alors qu'il promenait son chien sur une plage… Et, encore plus étranges, les deux heures qui suivirent et leur absence de souvenirs, comme s'il avait été "ravi à lui-même", enlevé par les passagers des soucoupes orange…

Suivent d'autres témoignages reposant eux sur des archives projetées. Ainsi, dans l'état du New Hampshire, du couple Betty et Barney Hill, témoignant "en gros plan" avoir été enlevé par des extraterrestres dans la nuit du 19 au 20 septembre 1961. Ainsi, au sud du Pérou, des géoglyphes de Nazca, photographies à l'appui montrant un système complexe de lignes géométriques seulement visibles du ciel… et ne pouvant avoir été tracées que par des extraterrestres…

Yves Kafka
09/02/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022