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Théâtre

"Mademoiselle Personne" Du côté de chez soi à la recherche du pain perdu

Elle a hérité - allez savoir pourquoi - du patronyme transparent de Personne, elle qui, telle une éponge, va s'imprégner de manière hallucinatoire des identités des clients(es) fréquentant la boulangerie de son premier emploi. Se crée alors une sorte de "roman familial" décalé qui devient, à son corps défendant, son pain quotidien nourrissant la béance d'une existence figée dans les glaces. Mais de quelle quête effrénée cette frêle jeune femme, à peine sortie de l'adolescence, est-elle secrètement porteuse ? Pour se ressentir aussi "à-vide" de la vie des autres, quel manque en soi faut-il combler ? Comment advenir à l'état de sujet "désassujetti" ?



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Didier Delahais, auteur, acteur et metteur en scène bordelais, est (re)connu pour son écriture laissant dans ses déliés une large place au surgissement de l'inquiétante étrangeté, ce quelque chose d'indéfinissable qui nous prend par surprise pour créer en chacun des ondes de choc venues d'un autre temps sinon d'une autre région de nous-mêmes. Son saisissant "Faut voir", mis en scène par Jean-Luc Terrade en 2013, a laissé des traces dans les mémoires.

Seule en scène, l'actrice - Maëlle Gozlan endossant le rôle comme une seconde peau - semble un peu perdue dans l'espace vide du plateau, d'emblée trop grand pour elle. Détentrice d'un bac littéraire, elle vient de postuler - pour des raisons que l'on devine alimentaires - pour un emploi de vendeuse… certes, mais à La Brioche Dorée !!! Sa lettre de motivation inaugurale, débouchant sur le Graal représenté par cette embauche, est articulée avec une application studieuse comme pour faire toucher du doigt ce qui se joue là d'essentiel pour elle.

Premier morceau d'humour, grinçant à souhait, qui en creux révèle l'incurie d'une société convoquant tous les poncifs à mettre en avant pour "réussir" une lettre de motivation répondant aux standards attendus. Se montrer sérieuse, disponible, enjouée, vanter les mérites de ce commerce paré de toutes les vertus imaginables. Surtout, surtout, montrer à quel point ce poste correspond à l'idéal du moi poursuivi depuis toujours, combien il est primordial, vital pour elle de l'obtenir. Cerise sur le gâteau, petite madeleine de Proust, ne pas oublier de terminer par les émotions attachées au parfum des viennoiseries de l'enfance, et - pourquoi pas - rajouter l'odeur du pain perdu préparé par la grand-mère sur le coin de la cuisinière…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ainsi, intronisée de plain-pied dans cette fonction "hors pair", elle endosse la tenue et les postures qui vont avec, répétant à satiété les mêmes tâches et gestes… Jusqu'à ce qu'un événement "impensable" advienne, grain de sable venant surprendre son innocence ingénue, dérégler sa mécanique interne. Dès lors, faisant effraction dans son existence, il la fait vaciller de son assise de vendeuse appliquée, la délie. Sa personnalité mise à l'épreuve du réel se fissure pour halluciner des personnages revisités par son imaginaire. Ces clients(es) qu'elle va tour à tour incarner sous nos yeux pour leur donner vie, ont-ils une existence dans la réalité, ou sont-ils recomposés par son psychisme avide de fantaisies stimulantes ?

Dire la vulnérabilité de nos psychés prises dans les glaces d'une organisation régie par la course à la rentabilité revient à comprendre l'impérieuse nécessité de s'évader du monde tel qu'il va (ou ne va pas). Dès lors, les portes du possible s'ouvrent grandes pour échapper à la dégénérescence psychique programmée… Dans la brèche ouverte par ce micro-événement confondu à une double effraction (au propre comme au figuré), surgissent des créatures hautes en couleur sorties du fin fond de sa "réserve" personnelle, tranchant sur la grisaille de sa vie vécue.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Petite robe noire et talons, rouge à lèvres éclatant, Mademoiselle Personne se métamorphose en un tour de main pour vivre le rêve (éveillé) de la séduisante jeune femme suivant dans un Club de Jazz à la mode cet homme par qui le scandale arrive. Ou encore, elle revêt l'identité de cette blonde décolorée au parler franc, une cliente amoureuse elle aussi des alexandrins et ancienne prostituée aujourd'hui à la retraite. Ou bien encore, se glissant dans les habits de cet autre homme, philosophe de comptoir au "parler" schizophrène, elle distille des préceptes propres à "réfléchir" en boucle le monde. Parfois, c'est le souvenir d'"Une dame aux Camélias" revisitée qui fait irruption dans le présent de l'arrière-boutique de la boulangerie.

Ces fragments de discours épars, reliés entre eux par le désir pressant d'échapper au présent mortifère - et dont une cabine d'essayage dressée en bordure du plateau offre le sas propice aux transformations - sont autant de tentatives salutaires pour échapper à une existence sans horizon d'attente. Une nécessaire et saine respiration pour tenter, envers et contre tous diktats, de rencontrer au travers de ces figures existantes et/ou fantasmées des échantillons d'une humanité atypique, permettant de se construire une identité "inaliénable".

"Mademoiselle Personne"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Texte : Didier Delahais.
d'après une idée originale de Maëlle Gozlan.
Mise en scène : Didier Delahais.
Avec : Maëlle Gozlan.
Création lumière et scénographie : Florent Blanchon, Cédric Quéau.
Collaboration musicale : Olivier Gerbeaud.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h.

Vu dans le cadre de représentations réservées aux professionnels données à la Salle des Fêtes du Grand Parc à Bordeaux - Glob Théâtre Hors les murs - les mercredi 3 et jeudi 4 mars 2021 à 14 h 30.

Dates de tournée à venir.

Yves Kafka
Mercredi 17 Mars 2021

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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

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Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
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Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

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Bruno Fougniès
15/10/2023