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Théâtre

"Le Mythe de Sisyphe" "C'est le chemin qui mène aux visages de l'homme qu'il s'agit de trouver"

Un jour, Sisyphe a osé défier les dieux grecs et, de ce fait, il est condamné pour l'éternité à pousser un rocher jusqu'au sommet d'une montagne. Mais lorsque ce rocher atteint le sommet et que Sisyphe atteint son objectif, le rocher dévale tout en bas et Sisyphe doit à nouveau recommencer l'ascension. Encore et encore… Inlassablement ! Mais, comme le clame Camus, il faut malgré tout "imaginer Sisyphe heureux" !



© Marie-Hélène Le Ny.
© Marie-Hélène Le Ny.
C'est la première fois que "Le Mythe de Sisyphe" d'Albert Camus est porté au théâtre. Dans l'adaptation de ce célèbre essai de la littérature française par Pierre Martot de la compagnie "Pierre Martot - Théâtre de Sisyphe", chaque pensée, chaque phrase, chaque mot est totalement extrait de l'œuvre originelle.

À l'annonce d'une adaptation théâtrale de ce célèbre essai philosophique, écriture de jeunesse parallèle à "L'Étranger" – non moins célèbre roman publié quelques mois après ce dernier, en 1942 –, une question nous a taraudée d'emblée : comment adapter sur les planches un tel monument de la littérature ? Mais aussi, pour quelles raisons intrinsèques le faire véritablement ?

Nous étions impatiente de le découvrir et attendions impatiemment la première du 11 octobre au Lavoir Moderne Parisien… Profondément "camusienne" dans l'âme et en perpétuelle interrogation, nous aussi, sur la condition humaine et la nécessité toute relative d'exister, ce spectacle allait de toute évidence nous interpeller. C'est ainsi, bardée de ces interrogations toutes personnelles que nous avons assisté à cette adaptation.

© Marie-Hélène Le Ny.
© Marie-Hélène Le Ny.
C'est une bien belle surprise que nous avons eue en assistant à cette adaptation menée de main de maître par Pierre Martot qui, en 1986, a décidé de quitter ses fonctions de psychologue clinicien pour devenir comédien.

Sur la scène du LMP, le comédien est bien loin de son rôle du capitaine de police Léo Castelli, dans la série télévisée "Plus belle la vie", interprété pendant quatorze ans, mais sans avoir pour autant arrêté le théâtre. C'est un comédien investi, à la forte présence sur scène, qui nous accueille à travers les mots de Camus, lesquels s'inscrivent dans le bien connu "cycle de l'absurde" de la pensée littéraire du XXe siècle.

Vêtu d'un simple pardessus sombre au col relevé rappelant indéniablement la silhouette connue d'Albert Camus, Pierre Martot entre au début du spectacle calmement par l'entrée des spectateurs, une liasse de feuillets dans la main, et s'adresse au public de sa voix grave et posée. En convoquant d'emblée le sens de la vie.

"Vivre naturellement, ce n'est pas facile parce que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue". Le cheminement de la réflexion de l'auteur, dans ce spectacle, est hautement magnifié et respecte à la lettre les trois figures distinctes de l'essai : celle de l'acteur, de "l'homme révolté" et de l'écrivain.

Le décor épuré du plateau aux murs en briques et en pierres, au-dessus duquel pendent seulement huit petites ampoules vintage aux lueurs jaunâtres, renforce les propos philosophiques de Camus et le comédien parvient à transcender sa parole philosophique en faisant en sorte, par son charisme et sa seule présence, que chaque spectateur (trice) prenne conscience que d'une certaine manière, c'est de lui (d'elle) qu'il parle.

Car Camus évoque dans cet essai notre condition humaine, notre mort et notre finitude. Mais aussi le rôle du créateur, la création romanesque, ou encore l'acteur. Tout interpelle nécessairement, d'une manière ou d'une autre.

"Cet homme au téléphone que j'entrevois à travers la vitre, pourquoi m'est-il autant étranger et absurde ?
Que faire du visage de cette femme aimée pendant des années et qui nous devient soudainement étrangère ?"


Sisyphe, c'est chacun et chacune d'entre nous portant notre destin tant bien que mal ! Après "Plus belle la vie" et ce magnifique seul-en-scène de cette rentrée 2023-2024, la vie de Pierre Martot sera-t-elle plus belle ? Et la nôtre ? Sera-t-elle aussi philosophiquement plus élargie et reconsidérée ?

© Marie-Hélène Le Ny.
© Marie-Hélène Le Ny.
Aurons-nous davantage d'espoir en la vie et en notre condition humaine ?

Pour le savoir, rendez-vous au LMP, mais faites vite : ce n'est programmé que jusqu'au 29 octobre.

"Le Mythe de Sisyphe" interprété par Pierre Martot est une remarquable performance, ambitieuse et, à sa manière, "révoltée". Le comédien donne chair et corps au texte magistral de Camus et parvient à en extraire la substantifique moelle. Les pantomimes sobres et justes du Penseur de Rodin ou de Sisyphe poussant son rocher convoquent des images fortes et nécessaires.

Puisse ce très beau spectacle aider les spectatrices et spectateurs à se barder face aux tumultes du monde et à les aider à croire encore et encore en la puissance de l'humain.

"Le Mythe de Sisyphe"

© Marie-Hélène Le Ny.
© Marie-Hélène Le Ny.
D'après l'œuvre d'Albert Camus publié aux Éditions Gallimard.
Adaptation et interprétation : Pierre Martot.
Assistant : Basile Meilleurat.
Collaboration artistique et lumières : Jean-Claude Fall.
Régie générale : Mathieu Rodride.
Compagnie Pierre Martot - Théâtre de Sisyphe.
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 05.

Du 11 octobre au 29 octobre 2023.
Du mercredi au samedi à 19 h, dimanche à 15 h.
Lavoir Moderne parisien (LMP), Paris 18e, 01 46 06 08 05.
>> lavoirmoderneparisien.com

Samedi 25 novembre à 19 h : Moulin d'Andé, Andé (27).

Brigitte Corrigou
Lundi 16 Octobre 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

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20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023