La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Juste une envie de pôle Sud... sur le bout de la langue

Désœuvrée, paumée, désabusée, sans travail, génération sacrifiée en quête de sens, d'imaginaire, d'une nouvelle vie à rêver... c'était dans les années quatre-vingt en Allemagne, mais cela pourrait être aujourd'hui, comme cela était à la même époque en France. De ce mal-être naît la recherche, le refuge de l'enfance... ou plutôt la conquête, de celle qui ressemble à l'aventure du pôle Sud... à la fois possible... et pourtant si difficile... si proche et encore si loin...



La Conquête du pôle Sud © Pierre Grasset.
La Conquête du pôle Sud © Pierre Grasset.
Une envie de lire, de se plonger dans l'aventure pour, l'espace de quelques instants - et éviter le suicide - redonner du rêve/de l'avenir à sa vie... Pour cela quel lieu plus idéal que celui qui marque d'une empreinte indélébile celle de notre jeunesse... celle de toutes les conquêtes, de toutes les aventures construites par notre imagination... le grenier.
C'est de cela dont parle "La Conquête du pôle Sud", de ce besoin vital que nous avons de survivre, de nous raccrocher à une histoire.

La pièce de Manfred Karge est en "noir et blanc" comme l'Allemagne des années quatre-vingt. Écrite en 1985, il l'a place d'emblée au cœur du bassin économique sinistré de la Ruhr. De la noirceur ouvrière délaissée, âmes laborieuses "laissées pour compte", on va glisser vers la blancheur pure de l'Antarctique où l'aventure de la conquête fut "laissée pour conte"... Du noir au blanc, de la réalité à l'imaginaire, comme pour forcer les traits d'un univers à la "Epstein ou Weine", dessin expressionniste d'un monde en recherche de d'avenir. Ici, le fil rouge de la pièce, comme celui accroché dans le grenier où pendent les draps blancs, immaculés comme autant d'icebergs flottant dans le lointain, se déroule entre flipper, schnaps et ANPE, géographie glaciaire et industrielle où dérivent Slupianek, Büscher, Braukmann et Seiffert, quatre ouvriers au chômage. Quand Braukmann (Mathieu Montanier remarquable en dégingandé naïf) se plonge dans la lecture des aventures de l’explorateur Roald Amundsen à la conquête du pôle Sud, nos quatre acolytes glissent vers une mise en jeu de leurs existences réinventées. S 'appropriant le récit d'Amundsen, ils fabriquent alors de toutes pièces une épopée imaginaire, brisant ainsi le cercle infernal de leur quotidien hostile et destructeur. Et du "lupen-prolétariat", ils passent au monde poétique et décalé des aventuriers beckettiens en quête de l'impossible aventure !

La Conquête du pôle Sud © Pierre Grasset.
La Conquête du pôle Sud © Pierre Grasset.
Ce qui impressionne le plus, c'est la manière dont Patrick Reynard s'empare du texte. Se dégageant subtilement de l'emprise contextuelle de l'écriture de Karge, il nous livre une mise en scène sobre, précise et laissant une grande liberté de jeu aux comédiens. Imprégné d'une réalité plus contemporaine, il insuffle au texte de Karge une vitalité, une dérision empreinte d'humour, et une poésie légère et dense à la fois. Sa direction d'acteurs est un subtil mélange d'extrême précision et de virtuose dilettante, quelque chose d'indéfinissable que l'on n'avait pas vu depuis les mises en scène de Xavier Durringer, époque "Une envie de tuer... sur le bout de la langue" ! Et en interprètes de cette aventure peu commune... des comédiens sans qui la pièce ne serait rien. Dans des costumes et postures "datés" (grandes moustaches et jeans courts), chacun, tel un funambule, guide son personnage sur un fil invisible, suspendu, le temps d'un rêve salvateur, au-dessus d'un quotidien fracturé - que vient parfois réanimer de son pragmatisme lucide la femme de Braukmann (excellente Margot Segreto). Jeunes et imaginatifs, Patrick Reynard et le Théâtre de l'Eskabo nous offrent un spectacle énergique et actuel qui laisse, avec beaucoup de subtilité et de talent, percevoir certaines fractures de notre temps.

"La Conquête du pôle Sud"

(Vu le 22 février 2011)

Texte : Manfred Karge.
Traduction : Maurice Taszman.
Mise en scène : Patrick Reynard.
Collaboration artistique : Raphaël Pigache.
Scénographie : Julien Léonhardt et Julie Laborde.
Avec : Heidi Becker Babel, Pierre-Yves Bernard, Rolland Boully, Fabien Grenon, Yann Métivier, Mathieu Montanier, Raphaël Pigache, Margot Segredo.
Théâtre de l'Eskabo.

À été joué à la Comédie de Saint-Étienne,
du 22 au 26 février 2011.
En attente de dates.

Gil Chauveau
Vendredi 8 Avril 2011

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024