La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•In 2022• "Dans ce jardin qu'on aimait" Sois bénie, ô ma douleur… Entre deuil, solitude et ouverture, la danse nuptiale du chant du monde…

Il est des correspondances troublantes… Ce soir, entre les deux platanes monumentaux de la scène à ciel ouvert du Cloître des Célestins - écho d'un jardin de presbytère -, la magie de "La Rive dans le noir", présentée en 2016 par les mêmes Pascal Quignard et Marie Vialle, se rappelle à nous… Si de vrais oiseaux dressés, un grand-duc et un échassier noir, étaient alors conviés sur l'autre scène, là ce sont leurs chants aux gammes infinies qui accompagneront les "Ombres errantes" du pasteur Simeon et de sa fille Rosemund.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Lorsqu'un homme, fût-il pasteur, voit brutalement se dérober l'objet de son désir (sa jeune femme aimée), qui plus est dans une circonstance où la vie résulte de cette mort (naissance de leur petite fille, Rosemund), c'est le monde qui s'écroule… Dès qu'il apparaît, incarné poétiquement par Yann Boudaud - superbe - utilisant le registre millimétré de la retenue pour exprimer l'inexprimable d'une douleur que les mots n'ont pouvoir de transmettre tant l'indicible résiste à toute tentative d'articulation langagière. Immobile, un bras seul battant la mesure, le regard fixe, il va détacher un à un les mots d'un récit "désaffecté" qui le contient.

Comme au ralenti, il énoncera le baptême de sa fille et l'enterrement de sa femme, deux événements concomitants, deux lèvres inconciliables d'une plaie à vif. Alors, les cendres encore chaudes de l'urne funéraire confiées au cours d'eau coulant au bas du jardin, la vie encore tiède de la défunte éparpillée au fil du courant, il fuira ce présent "im-pensable". Rapatriant ses pensées dans le monde clos des souvenirs heureux, il convoquera des fragments érotiques appartenant désormais au passé… Elle, se déshabillant, sa longue robe tombant sur ses fines chevilles, le dévoilement de ses petits seins blancs qu'il aimait tant. Éros, même "en images", le préserve d'un naufrage annoncé.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Heureusement, il y a ce jardin, lui, bien vivant… ce jardin où ils ont été heureux, où chaque plante, chaque arbrisseau, chaque cri d'oiseau surtout lui rappelle sa présence. En parallèle, elle, sa fille - jouée avec grâce et profondeur par Marie Vialle - traverse leur espace commun, un arrosoir à la main, rayonnante de jeunesse. Elle ressemble à s'y tromper à son épouse disparue… Insupportable ce rappel pour celui qui va jusqu'à se frapper afin de faire revenir le passé, afin de sentir son épouse désirée lovée dans les replis de sa peau. Refusant de laisser "mourir sa mort", il devient dur et ordonne à sa fille de partir de leur maison familiale.
Dès lors, la scène est partagée en deux.

Elle, "côté jardin", rejoindra New York où elle donnera des cours de musique, rêvera d'être éperdument aimée ; mais très vite les ritournelles inventées ne la sauveront aucunement de la solitude la cernant de ses cercles concentriques. Lui, "côté cour", amendera son jardin des souvenirs engrangés, notera frénétiquement sur des carnets les mélodies exponentielles des gazouillements ou autres sons ; son "bonheur rétroactif" et sa passion ornithologique ne pourront pour autant l'extraire d'une solitude réelle, autant voulue qu'enfermant.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
La passion commune de la fille et du père pour le chant des oiseaux et les bruits du monde (l'eau gouttant dans un seau, le courant d'air s'engouffrant dans les vêtements) finira par les réunir à nouveau dans le territoire partagé de leur jardin sonore. Ce lieu hautement investi en tant que trait d'union entre l'enfermement du deuil, de la solitude, et l'ouverture sur un nouveau territoire sonore à conquérir, sera celui d'une œuvre à accomplir en commun : la publication des "Notes de la forêt sauvage" consignées méticuleusement par le père.

On assistera alors à un battle tourbillonnant, gigantesque, où chacun clamera un nom d'oiseau, des dizaines et des dizaines, des plus connus aux plus exotiques, dans un mouvement vertigineux, enivrant. Ils imiteront les volatiles, rivalisant de cris aigus, mélodiques, discordants, saccadés, une myriade d'oiseaux se met à vivre. Et ce, avec une telle énergie, une telle conviction animale que l'on en vient à douter que sous l'effet de la maitresse-chanteuse qu'est Marie Vialle, la fille et le père ne soient devenus eux-mêmes oiseaux dans une volière géante…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Un texte à l'écriture ensorceleuse, de celle qui vous saisit au-delà de la conscience par les sonorités qui font vibrer le(s) sens. Deux interprètes de haut vol, Marie Vialle, définitivement femme-oiseau, et Yann Boudaud, l'acteur fétiche de Claude Régy, et qui s'en souvient magistralement dans sa manière si particulière de délivrer les mots de leur gangue pour leur donner l'envol. Une scénographie au sol de cuivre miroitant sous l'effet des lumières changeantes de la nature et des âmes associées… Pour tout dire, une harmonie philharmonique propre à enchanter le réel.

Vu le samedi 9 juillet pour la première au Cloître des Célestins.

"Dans ce jardin qu'on aimait"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle créé le 9 juillet 2022 au Festival d'Avignon.
D'après le roman de Pascal Quignard.
Adaptation: David Tuaillon et Marie Vialle.
Conception et mise en scène : Marie Vialle.
Avec : Yann Boudaud, Marie Vialle.
Collaboration à la mise en scène : Éric Didry.
Scénographie et costumes : Yvett Rotscheid.
Son : Nicolas Barillot.
Lumière : Joël Hourbeigt.
Travail vocal et musical : Dalila Khatir.
Production : Compagnie Sur le bout de la langue.
Durée : 1 h 30.

•Avignon In 2022•
Du 9 au 16 juillet.
Tous les jours à 22 h, relâche le mardi.
Cloître des Célestins, place des Corps-Saints, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
Du 17 au 18 novembre 2022 : Le Bois de l'Aune, Aix-en-Provence (13).
Du 23 au 25 novembre 2022 : Le Liberté - scène nationale, Châteauvallon, Toulon (83).
Du 30 novembre au 2 décembre 2022 : Théâtre National de Nice, Nice (06).
Du 16 janvier au 2 février 2023 : Théâtre de la Bastille, Paris.
Du 8 au 11 février 2023 : Théâtre Garonne, Toulouse (31).
Du 28 mars au 7 avril 2023 : Théâtre des Célestins, Lyon (69).
Du 11 au 12 avril 2023 : La Comète, Châlons-en-Champagne (51).

Yves Kafka
Mercredi 13 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
Spectacle à la Une

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023