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Avignon 2021

•In 2021• Le Musée Autopsie in vivo d'une mort annoncée…

Pour le moins déstabilisante l'expérience d'être immergé - sans possibilités de fuite, si ce n'est une sortie improbable de la salle - dans la scène d'un crime odieux et d'assister avec lui aux tout autant odieuses dernières heures du condamné à mort. Sur un plateau où caméras et micros omniprésents filment et projettent en direct l'affrontement de deux hommes - le criminel et l'inspecteur de police ayant instruit son dossier -, nous oscillons entre deux versions d'une même monstruosité. L'un et l'autre incarnant, n'en déplaise aux bonnes âmes, les zones sombres et/ou lumineuses tapies dans les replis de ce qui fait de nous… des humains.



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Tout distingue a priori le terroriste, ayant exécuté sans frémir quarante-neuf enfants en visite dans le Musée avec leur professeur, de l'inspecteur de police ayant la charge de l'interroger. Et pourtant… Si, au départ, seul le premier apparaît dans le halo de lumière alors que l'autre, le représentant de la loi, est invisible derrière la caméra d'où il lui intime l'ordre de répéter l'itinéraire exact et les moindres gestes du jour du massacre, lorsque la lumière se fera au plateau, on s'apercevra que ces deux hommes ne diffèrent pas fondamentalement. Même âge, même allure, même détermination. Après cet interrogatoire éprouvant - inutile au demeurant, le jugement ayant déjà été rendu et l'exécution, programmée - une première question surgit…

Si, théâtralement parlant, il pouvait être nécessaire de faire réentendre cet interrogatoire afin que les spectateurs prennent précisément connaissance des faits survenus sept ans auparavant, d'un point de vue strictement humain, comment justifier cette épreuve sans enjeux visibles puisque tout était "joué"… S'agirait-il de l'impérieux besoin ressenti par l'homme représentant la loi de tenter - en les faisant répéter pour la énième fois - d'user en lui l'impact "impensable" de ces mots porteurs d'horreurs ? Ou s'agirait-il de la perversité ordinaire de celui qui, protégé par sa fonction, laisse libre cours à ses pulsions vengeresses en sadisant le condamné avant que la mort, administrée elle en toute légalité, vienne le soustraire à sa haine fondamentale ?

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Le récit de son acte reconstitué minute par minute par le terroriste - dont le visage est projeté en champ contrechamp avec celui de son interrogateur - donne à entendre une action réfléchie, raisonnée et accomplie sciemment sans qu'aucun remords ne vienne par la suite travailler sa conscience. Lui le diplômé d'université, issu d'un milieu modeste, lui, qui avait choisi de travailler dur dans la boucherie où son père s'échinait, a investi le lieu du Musée pour dessiner en rouge sur ses murs immaculés - comme de l'art contemporain - la barbarie d'État réduisant son peuple à lui, les Palestiniens, au statut de colonisés asservis.

Là où l'inspecteur voit, au-delà même du massacre scandaleux d'innocents, la souillure innommable infligée à un monument grandiose, l'autre, le terroriste, revendique une œuvre artistique pérennisant la "cène" de l'extinction programmée de son peuple, la peinture au sang des cerveaux explosés étant la garantie d'une inscription pérenne. Que reste-t-il aux damnés d'ici-bas que le détour par "l'art cru" pour dire le sort qui leur est réservé dans le monde barricadé d'aujourd'hui ?

Arrive la dernière nuit, celle où le condamné, selon ses dernières volontés, a convié à son dernier repas l'inspecteur qui en a accepté l'offre. Pour cinq actes, comme dans une tragédie dont on connaît à l'avance l'issue "nous qui n'avons pas à mourir ce soir" (prologue d'"Antigone"), celui qui dans quelques heures n'entendra plus son cœur battre se retrouve face à celui qui se réjouit de l'exécution annoncée.

Affrontements sans concessions où aucun des deux n'épargne l'autre. Le prisonnier, avec ses questions crues allant fouiller l'intime jusque dans le cerveau de son adversaire pour harceler sans répit ses défenses. L'interrogateur, avec sa force de dominant appuyant sur ses blessures volontaires et jouant de sa supériorité pour le torturer et humilier ses croyances. Jusqu'à l'énonciation par le détail des différentes étapes de l'exécution à laquelle il va avoir droit… à moins que là, il ne s'agisse d'autres raisons que celles de vouloir faire mal au condamné vivant ses dernières heures.

De violences verbales touchant à la religion ou à la sexualité, aux gestes brutaux infligés avec le sentiment d'être dans son droit, l'inspecteur tente désespérément de résister aux assauts du condamné s'étant immiscé dans son existence… Ce criminel face à lui serait donc un homme… et ça, c’est encore moins acceptable que le carnage commis, seul un monstre aurait pu commettre un tel acte…

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Si le doute s'instille en lui, même subrepticement, ce sont toutes les justifications proclamées à longueur de temps par son gouvernement qui vacillent. Si celui que l'on désigne à la vindicte populaire comme odieux "terroriste" est le résistant d'une cause juste ne pouvant trouver d'autre moyen d'expression que spectaculaire, des innocents devraient-ils en mourir, la lecture des événements devient plus complexe… Ainsi l'excitation avec laquelle il lui détaille son exécution (cf. plus haut) a-t-elle quelque chose à voir avec le flux intérieur qui le menace ; et dont il doit absolument se protéger en se réfugiant derrière un débit outrancier.

Au micro, il s'avance pour une adresse : "la condamnation a été exécutée, vous pouvez sortir de la salle". La salle… celle où les témoins et les familles des victimes ont pris place pour assister en direct à la mise à mort, mais aussi la salle où nous spectateurs nous sommes assis depuis près de deux heures pour assister à cette joute sans merci opposant la violence d'un homme à la violence d'État. Décidément, jusqu'au bout, toute possibilité de fuite nous aura été interdite… Cette affaire est - décidément - la nôtre…

Vu le dimanche 25 juillet 2021 à 19 h, à La Chapelle des Pénitents Blancs à Avignon.

"Le Musée"

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Créé le 14 novembre 2019 au Khashabi Theatre (Haïfa).
Première en France pour le Festival d'Avignon.
Spectacle en arabe surtitré en français et en anglais.
Texte et mise en scène : Bashar Murkus.
Assistante à la mise en scène : Samera Kadry.
Avec : Henry Andrawes, Ramzi Maqdisi.
Dramaturgie et production : Khulood Basel.
Co-chercheur : Majd Kayyal.
Musique : Nihad Awidat.
Scénographie : Majdala Khoury.
Lumière et direction technique : Muaz Aljubeh.
Traduction en français et en anglais pour le surtitrage : Lore Baeten
Durée : 1 h 50.

•Avignon In 2021•
A été représenté du 20 au 25 juillet 2021.
À 19 h, relâche le 22 juillet.
La Chapelle des Pénitents Blancs, Avignon (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
13 au 15 août 2021 : Noorderzon Festival of Performing Arts & Society, Groningen (Pays-Bas).
8 octobre 2021 : Baltic House International Theatre Festival, Saint-Petersbourg (Russie).
18 et 19 novembre 2021 : Théâtre des 13 Vents, dans le cadre des Rencontres des arts de la scène Méditerranée, Montpellier (34).
9 au 18 décembre 2021 : Khashabi Theatre, Haïfa (Israël).
20 au 22 janvier 2022 : Schlachthaus Theatre, Berne (Suisse).

Yves Kafka
Mercredi 28 Juillet 2021

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